Raffierkro, un village sous emprise
Raffierkro, un village sous emprise
Dans cette troisième partie, notre reporter met sous cimaises les défis qui constituent le talon d’Achille pour cette population isolée qui n’aspire qu’à la dignité.
Une vue des latrines du Groupe scolaire de Raffierkro. Elles ne donnent pas envie même si vous avez une envie pressante de faire la petite commission.
L’accès aux soins initiaux est accessible, mais la prise en charge des cas graves constitue le nœud gordien, commente Nanan Angoua N'guessan. La durée prolongée des soins reste un défi majeur, car certains patients sont restés plus de 10 ans à l’Hôpital de Manikro, dépeint-il.
De ce fait, souligne le chef, la guérison complète prend beaucoup de temps, et les patients restent longtemps éloignés de leur famille. Cet éloignement post-guérison impose des barrières entre ces patients et leurs familles.
D’après lui, même après avoir été diagnostiquées comme guéries, ces personnes rencontrent des difficultés à réintégrer leur famille et leur communauté.
Les séquelles visibles laissées par la maladie ou le traitement provoquent, dit-il, une stigmatisation, d’où une réticence à retourner chez eux, car elles craignent d’être mal perçues.
Au niveau de l’éducation, les enseignants m’informent que l’effectif scolaire est de 139 élèves, en augmentation par rapport aux années précédentes (126 l'année dernière et 119 l'année d'avant). L’année 2024 est considérée, disent-ils, comme une année charnière.
Le corps éducatif relève des défis qui constituent une pierre d’achoppement. Il s’agit du manque de tables-bancs, du manque de coopération des parents (notamment pour le nettoyage), des installations sanitaires dégradées, des problèmes de sécurité liés à l'absence de clôture (avec la présence d'animaux errants tels que chiens, bœufs, et moutons, qui peuvent être dangereux pour les enfants), et du manque d'eau. Ces problèmes affectent le bon fonctionnement de l'école et le bien-être des élèves.
« Avec l'effectif actuel, la cantine ne peut pas accueillir tous les élèves en même temps. Nous nous organisons en servant d'abord les plus jeunes.
La cantine peut accueillir entre 67 et 70 élèves, mais nous devons nourrir jusqu'à 140 enfants. Nous sommes donc contraints de les faire manger progressivement. Par exemple, nous commençons par servir les élèves de CP1, puis ceux du CE.
Lorsque nous terminons, il est souvent déjà tard pour le dernier service », se désole le directeur de l’EPP 2, Gbêkê Joseph, avant de brandir fièrement les excellentes performances enregistrées lors des résultats de l’entrée en 6e pour l’année scolaire 2023-2024 : EPP Raffierkro 1, 87 % d’admis, et EPP Raffierkro 2, 86 % d’admis.
De son côté, le président du COGES, Ouattara Lamine, tire la sonnette d’alarme. Je le rencontre alors qu’il fait une visite à l’école pour s’assurer du bon déroulement des cours. En serpentant dans les allées, il échange quelques mots avec l’un des responsables.
Puis, il me murmure à l’oreille, d’une voix assez fébrile : « Le COGES fait face à plusieurs défis majeurs, notamment l'absence de subventions, ce qui complique la gestion quotidienne des écoles. Les subventions sont essentielles pour subvenir aux besoins des élèves, mais à mi-novembre, rien n'a encore été reçu, créant une situation financière difficile ».
Avec une subvention qui oscille entre 600 000 et 700 000 FCFA, il me confie que la priorité du COGES est de recevoir ces fonds à temps, car leur retard entraîne des difficultés, telles que l'absence de ressources pour financer les infrastructures dégradées. Bien que 12 logements soient disponibles pour les enseignants des deux écoles, plusieurs sont en mauvais état.
« Nous souffrons d’un manque criant de personnel enseignant, ce qui impose une surcharge de travail aux maîtres présents. Le COGES appelle donc à l'aide des autorités pour fournir à la fois des fonds et des enseignants supplémentaires, afin de maintenir un environnement scolaire adéquat », lance Ouattara Lamine, président du COGES.
Toujours pour éviter le décrochage scolaire à Raffierkro, le chef Nanan Angoua N’guessan me laisse entendre que des enfants n’ont pas encore mis les pieds à l’école, par faute de moyens financiers, de moyen de transport et de logement.
« Si nous pouvions recevoir un soutien, que ce soit de l'État ou d'une fondation, cela permettrait à davantage de jeunes de continuer leur scolarité et de progresser.
Ce serait vraiment bénéfique pour l'avenir de la communauté », souhaite-t-il, non sans émettre le vœu de voir une ou de bonnes volontés offrir un véhicule de ramassage pour déposer les élèves qui fréquent à l’extérieur du village et un engin roulant pour lui permettre de se déplacer aisément.
L’eau source de vie arrive de façon alternée dans les robinets. Les deux pompes villageoises qui suppléaient le château sont aujourd’hui hors service. Pour assurer l’approvisionnement, Yoboué Koffi Boniface, gestionnaire de l’eau a trouvé une astuce en accord avec le chef du village.
« À partir de 16h, nous ouvrons le château d'eau pour permettre à l'eau d'y monter. Le moteur est ensuite allumé pour que l'eau circule dans le château. Vers 17h, tout est en place, mais dès 6h ou 7h du matin, il n'y a plus d'eau, car les villageois se sont approvisionnés entre-temps.
Le soir, nous remettons le moteur en marche pour relancer l’approvisionnement », explique-t-il. Si cette méthode de rationnement semble efficace pour le moment, le responsable de l’eau me révèle qu’il est confronté à des problèmes. « Actuellement, un des moteurs ne fonctionne plus à cause d'une plaquette défectueuse, et il est difficile de la réparer. Nous n'avons pas les moyens de réparer l'autre moteur.
Chaque mois, les familles du village contribuent avec 200 francs pour financer les réparations, mais cela ne suffit pas », affirme impuissant Yoboué Boniface, en promenant des regards inquiets quant à l’avenir, car si rien n’est fait, le droit des habitants à avoir de l’eau potable comme le garantit le 6e des 17 objectifs du développement durable (ODD) ne sera pas respecté.
« Nous espérons qu'un bienfaiteur pourra nous aider à acheter un nouveau moteur. En plus, nous avons besoin de pompes villageoises de grande capacité. Actuellement, notre château d'eau a une capacité de 6000 mètres cubes, mais cela n'est pas suffisant pour approvisionner le village en continu, le matin et le soir.
Si nous pouvions obtenir un château d'eau d'une capacité supérieure à 6000 mètres cubes, nous pourrions mieux gérer l'approvisionnement, même en période de forte demande » plaide-t-il pour le bonheur de ses pairs.
voici l’une des deux pompes villageoises abîmées.
Sur le plan économique, le premier notable, Nabia Seydou, cloue au pilori la pauvreté et le chômage, deux défis importants qui sont endémiques à Raffierkro. Il faut également compter avec un problème social : celui du foncier. « Chaque fois, il faut demander des portions de terre pour pouvoir travailler dur. C'est ce qu'on fait », se plaint le porte canne.
Le cultivateur me précise que le village ne possède pas de terres cultivables. La surface sur laquelle est érigée le village appartient aux propriétaires terriens du village voisin d'Ahodji. Nabia Seydou m'informe que ces derniers leur ont fait injonction de ne produire que du vivrier sur leurs terres. Il leur est formellement proscrit, souligne-t-il, de s’adonner à la production de cultures de rente comme le cacao ou l’anacarde. D’ailleurs, reconnaît Ouattara Lamine, agriculteur par ailleurs, même lorsqu’il arrive de produire des cultures vivrières telles que la salade, la tomate et l'aubergine, la production ne trouve pas d’acheteurs.
Même lorsque la récolte est bonne, déplore-t-il, les acheteurs se font rares. Par exemple, justifie le paysan, un sac d'aubergines ne se vend qu'à 1500 francs, un montant qui ne couvre même pas les frais de transport pour acheminer la récolte en ville. Dans de telles situations, fulmine-t-il, en me positionnant dessus, il préfère parfois abandonner les produits dans la brousse ou les distribuer aux villageois, car le coût du transport rend la vente non rentable.
La solution palliative qu’il a trouvée, poursuit Ouattara Lamine, c’est que, quand il ne trouve pas de marché en dehors du village, il tente d'écouler sa production dans les villages voisins. Il confie ses produits à des femmes qui les vendent au détail, puis il récupère l'argent après coup. Cela lui permet de gagner un peu, bien que cette méthode reste informelle et peu fiable.
L’unique broyeuse du village sert à décortiquer le riz, le maïs et à piler le manioc. Elle effectue de multiples tâches. Trois personnes étaient au départ commis pour gérer cette machine ; les deux autres ont plié l’échine, car il n'y avait pas beaucoup d'argent à gagner, dénonce Ouattara Lamine, avec sa casquette de gestionnaire de la broyeuse.
Il avoue que la machine a pris un coup de vieux. Il ne cracherait pas, me souffle-t-il, sur une ou plusieurs machines plus performantes pour le bonheur de son village et de leurs voisins. « Mon souhait est d'avoir des broyeuses plus sophistiquées pour répondre aux besoins des habitants. Ce n'est pas seulement pour un petit groupe, mais pour tous les villages environnants qui viennent ici pour travailler et bénéficier de nos services. Lorsque ces personnes viennent, je ne les refuse pas. Je lance donc un appel. Si des personnes de bonne volonté souhaitent nous aider, je les invite à le faire. Elles doivent également savoir que leur aide ne sera pas gaspillée. Nous l'utiliserons avec soin jusqu'à ce que Dieu en décide autrement », a plaidé le meunier du village.
Hôpital de Manikro, le Dr Kaba, un chirurgien qui sauve des vies malgré les défis
Une vue de l’entrée principale de l’Hôpital de Manikro.
Selon les témoignages, ce patient, venu de Man, devait être amputé d’un de ses membres. Référé à l’Hôpital de Manikro, il a été sauvé in extremis de cette mutilation par le chirurgien. « Le patient a été soigné par le Dr Kaba. Sa plaie a bien cicatrisé. L’opération d’aujourd’hui consiste en une greffe de peau que le médecin va réaliser pour recouvrir la plaie », me confirme un infirmier devant le bâtiment de stérilisation où j’attends le Dr Kaba.
Tout comme le village de Raffierkro, le centre de santé rencontre d’énormes problèmes tant infrastructurels qu’humains : manque de personnel qualifié, absence de matériel roulant (ambulance) et d’équipements nécessaires pour soigner les malades... Malgré ces difficultés, le Dr Kaba et ses collaborateurs font des miracles pour redonner le sourire à leurs patients ainsi qu’à leurs familles.
Nanan Angoua N’guessan, chef de village de Raffierkro se réjouit que la sensibilisation contre la lèpre soit de plus en plus intensifiée en Côte d’Ivoire.
Avant mon retour à Abidjan, je retourne chez le chef de village, Nanan Angoua N'guessan. Mon guide lui demande la permission pour moi.
Il accepte volontiers de me donner « la moitié de la route », comme c'est la coutume dans leur tradition. Cependant, cette autorité coutumière souhaite partager une boisson avec moi, semblant vouloir offrir à son hôte de marque un viatique pour mon voyage de retour à Abidjan. Je décline respectueusement l'offre, étant abstème. En lieu et place, je reçois ses bénédictions.
À 15h53, je quitte Raffierkro sur un moto-taxi. Sur le trajet, à chaque secousse, une voix me triture les méninges, me disant que nous devons tous agir pour offrir un espoir aux habitants de Raffierkro et à l’Hôpital de Manikro, car chaque don, chaque geste peut changer une vie.
De cette immersion dans ce village au cœur de la savane arborée, je retiens quatre valeurs cardinales : l'hospitalité, la fraternité, la dilection et la solidarité. C'est une population chaleureuse dont on peut s'abreuver de leur humilité, à condition de vouloir les côtoyer. Comme les habitants de Raffierkro le disent eux-mêmes, « Nous sommes la Côte d'Ivoire en miniature », une population au cœur de laquelle résonne l'une des valeurs nationales de notre devise : l'union.
Patrick KROU, envoyé spécial à Raffierkro.
Encadré 1
Entretien/Djézou Ahou Grâce, 17 ans, en décrochage scolaire faute de moyens financiers déclare :
« Je rêve de devenir sage-femme »
En quelle classe étais-tu quand tu as dû quitter l'école l'année dernière, en 2023-2024 ?
Réponse : Je fréquentais la classe de 4ème au Collège d'Orientation de Bouaké (COB).
Où habitais-tu à ce moment-là, et comment faisais-tu pour aller à Bouaké ?
J'habite à Raftierkro, un village situé à environ 17 kilomètres de mon école. Chaque jour, je prends un moto-taxi pour me rendre à Bouaké.
Combien dépensais-tu par jour pour le transport ?
Je dépensais 1 000 francs CFA par jour pour le transport. Je ne prenais ni petit-déjeuner ni déjeuner, car tout mon argent partait dans les frais de transport. Si je dépensais plus pour manger, je n'aurais plus de quoi payer le transport pour l'école le lendemain.
Qu'est-ce qui t'a poussé à arrêter l'école ?
J'ai arrêté après le premier trimestre de l'année scolaire 2023-2024. J'avais une moyenne de 10,30 sur 20. Mes matières préférées étaient les mathématiques, le français et les sciences de la vie et de la terre (SVT). Ma mère, Yao Adjoua Bernadette, est divorcée et elle vendait du pain sucré pour nous nourrir, mes quatre frères et sœurs et moi. Elle n'arrivait plus à payer mon transport. Aujourd'hui, son commerce a été arrêté. Mon grand-frère est agriculteur de cacao à Soubré, et ma grand-mère, qui est originaire de Brobo, a contracté la lèpre. Elle a été soignée à l'hôpital de Manikro, puis est revenue habiter avec nous.
Que fais-tu actuellement dans ton village ?
Depuis hier, vendredi 11 octobre 2024, j'ai commencé à vendre de l'alloco. J'ai débuté avec 4 000 francs CFA, mais après une journée de travail, j'ai rapporté seulement 3 000 francs CFA, donc j'ai perdu 1 000 francs CFA. C'est vraiment difficile.
As-tu envie de retourner à l'école ?
Oui, j'aimerais beaucoup y retourner. J'ai une connaissance qui m'avait promis de m'aider pour cette année scolaire, mais quand je l'ai appelé pour le lui rappeler, il n'a pas décroché. Depuis, il ne répond plus.
Si tu étais en face d'une personne qui pourrait t'aider, que lui dirais-tu ?
Aidez-moi, s'il vous plaît. J'ai vraiment envie de retourner à l'école, mais je n'en ai pas les moyens.
Pourquoi est-il important pour vous de retourner à l'école ?
Mon rêve est de devenir sage-femme pour pouvoir aider mon village et ma famille.
Propos recueillis par Patrick KROU
Encadré 2
La lèpre : un défi persistant pour la santé publique
La lèpre, ou maladie de Hansen, est une maladie infectieuse chronique provoquée par le bacille Mycobacterium leprae, réputé strictement humain. Elle fait partie des maladies tropicales négligées (MTN) et a été découverte en 1873 par le Norvégien Gerhard Armauer Hansen. Les spécialistes ont du mal à situer précisément l'origine de cette pathologie, mais elle semble être originaire de l'Afrique de l'Est ou du Proche-Orient. Au fil des migrations successives, les Européens et les Africains du Nord ont progressivement introduit la lèpre en Afrique de l'Ouest et dans les Amériques au cours des 500 dernières années.
Encore présente dans plus de 120 pays, avec plus de 200 000 nouveaux cas notifiés chaque année, la lèpre a été éliminée en tant que problème de santé publique. L'Organisation mondiale de la Santé (OMS) rassure que l'objectif d'une prévalence inférieure à 1 cas pour 10 000 habitants a été atteint à l'échelle mondiale en 2000, conformément à la résolution WHA44.9 de l'Assemblée mondiale de la Santé, puis au niveau national dans la plupart des pays en 2010.
P. K
Encadré 3
Dr Gilbert Raffier, une vie de service et de découvertes
Dr Gilbert Raffier, père fondateur du village de Raffierkro.
Gilbert Raffier est né en Limousin, le 24 mai 1927, dans un lieu-dit de "Châlus", tout près de la commune française de Champagnac, dans le département du Cantel en région Auvergne-Rhône-Alpes.
Il passe son enfance Outre-Mer, aux Antilles et en Indochine, au gré des affectations de son père officier militaire.
En 1949, il intègre l'École de Santé Navale à Bordeaux, avant de rejoindre l'École du Pharo, plus connu sous le nom d’École des médecins militaires, pharmaciens, cadres de santé français et étrangers pour la médecine outre-mer, tropicale du Service de santé des armées.
Sa carrière le mène en Afrique, de 1955 à 1992, dans des pays comme la Haute-Volta, le Mali, le Sénégal, la Côte d'Ivoire, ou encore la Centrafrique et le Zaïre. En tant qu'épidémiologiste, il lutte contre les grandes endémies, et occupe des postes de responsabilité, notamment comme chef de Mission Médicale Française.
Parmi ses réalisations majeures, il a joué un rôle clé dans la découverte du virus Ébola en 1976, à la suite à des prélèvements effectués en Équateur au Zaïre. Il a également conduit des recherches sur des maladies telles que la dracunculose, la bilharziose, et l'onchocercose, devenant rapporteur à l'Académie des Sciences de New York en 1967 et lors du Congrès de Médecine Tropicale de Téhéran en 1968.
Au-delà de ses compétences médicales, le Médecin Général Raffier s'est également distingué comme bâtisseur. En Côte d'Ivoire, après avoir passé trois jours de recherche dans la forêt en 1963, le jeune capitaine Raffier découvre un asile de lépreux abandonné. Il fonde le village de léproserie de l’Hôpital de Manikro, qui devient en 1992 « Raffierkro », en hommage à son travail.
Fondateur de l'association « Raffierkro » en 1994, il a œuvré pour pérenniser ses projets humanitaires.
En 2013, lors de la commémoration du cinquantenaire du village de Raffierkro, il passe la main à ses proches pour poursuivre son œuvre. « Vu mon grand âge, vous voyez très bien que le père fondateur que je suis plus de 54 ans aspire à un repos, je passe le flambeau à mes enfants pour continuer la route », avait-il annoncé à ses hôtes.
Dr Gilbert Raffier a tiré sa révérence le 6 avril 2021, à l'aube de ses 94 ans, durant la pandémie de Covid-19. Il repose désormais en Haute-Vienne auprès des siens.
P. K avec le site anorc.org.
(À suivre…)