Prisons, torture et violation des droits / Kouakou N’goran Aimé César, ancien détenu de la MACA déclare : « Je porte plainte contre l’État de Côte d’Ivoire à la Cour de justice de la CEDEAO. »
Prisons, torture et violation des droits / Kouakou N’goran Aimé César, ancien détenu de la MACA déclare : « Je porte plainte contre l’État de Côte d’Ivoire à la Cour de justice de la CEDEAO. »
« Je porte plainte contre l’État de Côte d’Ivoire à la Cour de justice de la CEDEAO. »
Kouakou N'goran Aimé César, alias "Barbe rouge", exige réparation de l'État pour détention illégale et actes de torture.
Ce jeudi 26 septembre 2024, je retrouve « Barbe rouge », comme on le surnomme dans le milieu, à Angré Pétroivoire. Adossé à la basse clôture de l’espace vert aménagé par la mairie, aux feux tricolores, il m'attend. Un lieu de rendez-vous très fréquenté, presque bruyant, mais propice pour les premières rencontres. À peine arrivé, nous échangeons une chaleureuse poignée de main, comme si nous nous connaissions déjà. Son regard perçant et son sourire en coin ajoutent une touche de familiarité immédiate.
- « Vous êtes journaliste de quel organe de presse ? » me demande-t-il d'une voix grave, sans perdre de temps.
-« Je suis journaliste indépendant, mais je collabore avec plusieurs journaux de la place », rétorquai-je aussitôt, gardant le ton professionnel.
« Et vous êtes Agni ? Parce que votre accent m’est familier », ajoutai-je, curieux de confirmer mes intuitions.
- « Oui, je suis Agni », répondit-il avec un sourire discret, avant de me renvoyer la question :
- « Et vous ? »
- « Moitié Agni, moitié Koulango », répondis-je, fier de ma double identité culturelle.
Sans plus attendre, nous traversons la chaussée animée.
- « Mon véhicule est garé juste là. On va poursuivre les échanges dans la voiture », propose-t-il en s’engouffrant dans son 4x4 double cabine. Le véhicule, imposant, reflète l’aura de mystère qui l’entoure.
Alors qu'il démarre, il me lance une question directe, comme pour sonder mes véritables intentions :
- « Pourquoi vous vous intéressez aux ex-détenus ? »
Je m'attendais à cette question, elle était inévitable.
- « Je réalise un dossier sur les conditions de détention et les droits humains dans les prisons ivoiriennes. J'aimerais recueillir des témoignages de première main, comprendre ce que vivent réellement les détenus », justifiai-je, avec une pointe de fausse naïveté, espérant ainsi éveiller sa curiosité.
À ma grande surprise, après quelques minutes de route, il gare son véhicule devant un endroit discret, presque caché des regards. « Allons-nous asseoir dans le maquis là-bas », propose-t-il, comme s'il avait choisi ce lieu pour sa tranquillité. Le maquis est simple, presque rustique. Là-bas, il interpelle plusieurs fois un certain Adingra, qui met un certain temps à répondre à l'appel.
Sans se formaliser, Barbe rouge s'empare de deux chaises en plastique, m'en tend une, puis s'installe dans l'autre avec une aisance qui trahit son habitude des lieux. À peine avons-nous pris place que le serveur, un jeune trentenaire à l'air épuisé, accourt, essuyant sa ganache d’un revers de main.
- « Désolé, patron, je ne vous avais pas vu arriver », dit-il en se confondant en excuses avec un sourire nerveux.
- « Pas de soucis ! Envoie-moi un vin », commande Barbe rouge avant de se tourner vers moi :
- « Et toi, tu prends quoi ? »
- « Rien, merci ! Je suis abstème et non-fumeur », déclarai-je avec un sourire.
L'impatience me gagne. Je ne veux pas perdre de temps. « On peut commencer l’interview avant que le serveur revienne avec votre boisson ? » proposai-je, un brin pressé.
- « Oui, sans problème ! » acquiesce-t-il, prêt à se livrer.
Je plonge directement dans le vif du sujet :
- « Préférez-vous témoigner sous le couvert de l’anonymat ou à visage découvert ? » demandai-je, sachant que cette question pourrait dicter le ton de notre discussion.
- « Moi, je peux témoigner comme je veux. Je n’ai pas peur », me rassure-t-il, droit dans ses bottes, la voix assurée.
À l'état civil, Kouakou N'goran Aimé César, alias « Barbe rouge », dans le milieu syndical, est un ex-agent au Bnetd. Il a été arrêté le 13 août 2020, à la suite de l'appel à la désobéissance civile contre le troisième mandat du président Ouattara lancé par Pulchérie Gbalet, Pca de ACI. Arreté sur le parking de son lieu de travail au Bnetd puis transféré à Sébroko par des hommes cagoulés. Il est placé sous mandat dépôt et incarcéré à la MACA, aujourd’hui pôle pénitentiaire d’Abidjan.
Dans cet entretien, « Barbe rouge » témoigne de son expérience passée dans la prison la plus célèbre de Côte d’Ivoire. Huit mois de non-droit, d’humiliation et d'inhumanité derrière les barreaux. Entretien !
Le 19 août 2020, vous et vos codétenus arriviez à la MACA. Pourriez-vous nous expliquer ce qui s'est passé à votre arrivée ?
Quand on est arrivés à la MACA, il devait être 21h ou 22h du soir. Et comme nous étions en plein confinement, on nous a conduits au bâtiment des ateliers de réinsertion. À l'époque, ces ateliers servaient pour des activités comme la menuiserie, mais ils étaient tellement dégradés qu'ils ont été transformés en zones de confinement pendant la période de la Covid-19. Ils avaient compartimenté ces zones avec des contreplaqués, et c'est là qu'on nous a installés.
En arrivant, on a dormi presque à même le sol, au milieu des déchets. J'étais tellement fatigué que je n'y faisais même plus attention. Le bâtiment était fermé par une grille, mais on pouvait voir l'extérieur. Derrière, il y avait un couloir jonché de saletés, d'œufs pourris et d'odeurs d'urine.
En y arrivant, certains cherchaient un endroit pour se poser. Moi, j'ai acheté un carton à 1000 FCFA et je l'ai placé quelque part pour dormir. Parce que ça faisait pratiquement six jours que je ne dormais pas.
En fait, pendant ces six jours, je n'ai rien mangé. Quand je suis arrivé, il y a un gars là-bas qui vendait de l’attiéké, j’en ai acheté, grâce à l'argent que mes parents m'avaient donné quand j’étais au tribunal. Après mon festin, je me suis couché sur le carton et je me suis couché là, parmi les déchets.
Ce soir-là, j'ai dormi comme si j'étais au paradis, tellement j'étais épuisé. Je me suis réveillé à 6h30. Ensuite, on nous a emmenés à l'administration pour prendre nos identités. Nous sommes restés là-bas pendant presque trois semaines. La situation évoluait.
En période de confinement, on rentrait et on sortait, mais le nombre de détenus fluctuait constamment. Sur un tableau, on notait le nombre de personnes présentes. En général, ça tournait autour de 850, 950, 1000, parfois jusqu'à 1200.
Le bâtiment pouvait accueillir environ 400 personnes, mais en période de confinement, ils entassaient 1000 à 1200, et parfois jusqu'à 1300 personnes.
Y avait-il des toilettes pour tout ce beau monde ?
Il n'y avait que trois toilettes. C'était aussi l'endroit où on se lavait. On faisait tout là : se laver, déféquer, et les toilettes étaient toujours bouchées. Le matin, des prisonniers venaient avec des seaux pour vider car il n’y avait pas de l'eau pour évacuer les déchets.
Avec près de 1000 personnes qui utilisaient les toilettes, elles étaient constamment bouchées. Chaque nuit, c'était pareil. On a fait trois semaines dans ces conditions. Ensuite, on nous a proposé d’entrer dans les cellules. Moi, j’ai dû payer 50 000 francs CFA pour avoir de la place dans une bonne cellule.
À qui, avez-vous payé cette somme d’argent ?
Ah oui, à l'époque, la prison était gérée par des détenus. Les gardes nommaient des chefs de bâtiments, les ‘’CB’’. Chaque bâtiment avait son CB. Le bâtiment A a le sien, le B également, le C pareillement et les assimilés aussi ont leur CB. Ces chefs géraient tout, en coordination avec l'administration, à qui ils reversaient une partie de l'argent collecté. Je devais payer le droit de cellule qui est de 3 000 francs chaque semaine au chef de chambre, qui redistribuait l'argent entre le CB et l'administration. Même pour avoir une place correcte dans le camion qui était surchargé pour aller au tribunal, il fallait payer 1 000 francs et pareil au retour. Donc, je payais 2000 francs pour venir au tribunal au Plateau.
Qu’en est-il de la ration alimentaire des détenus ?
La nourriture, là-bas, c'était catastrophique. Beaucoup de prisonniers souffraient de béribéri, une maladie provoquée par la malnutrition. C’est à la MACA que j’ai découvert cette malade, parce que les gens en parlaient mais je ne savais pas exactement ce que c’est. Les repas distribués ne contiennent ni viande ni poisson. Quand ils donnaient de la bouillie de maïs, il n'y avait pas de sucre. Certains mettaient du sel pour la rendre comestible. Heureusement, il y avait des marchés dans la prison, où les détenus vendaient des produits avec la complicité de l'administration. Mes parents essayaient de m'envoyer de la nourriture, mais à chaque contrôle, les gardes fouillaient tout, trempaient leurs mains dans la sauce, bref, c'était insupportable. J'ai fini par leur dire de ne plus m'envoyer de nourriture. J'achetais des vivres au marché interne et on cuisinait sur place. J'ai retrouvé là-bas des personnes que je connaissais, dont un ancien ami qui avait déjà passé 9 ans en prison sur les 10 de condamnation. C'est lui qui m'a aidé à organiser les repas avec l'aide de mes parents. C'est lui qui cuisinait et on mangeait.
En tant que détenu, est-ce que vous aviez accès aux soins médicaux à la MACA ?
Là-bas, tout s'achète, même l'accès aux soins. Il y avait une infirmerie, mais elle n'était pas bien équipée. On avait un de nos camarades de lutte qui se prénomme Gédéon qui connaissait quelqu'un qui travaillait à l'infirmerie et qui nous aidait parfois en nous donnant du paracétamol. Quand j'ai été transféré à la MACA, j'avais des problèmes de santé.
J'avais été opéré de la gorge, je souffrais d'une hernie discale et d'une hépatite (je souffre toujours de la hernie discale et de l’hépatite), en plus, j'ai de l'hypertension artérielle. Je vous dis que l’accès aux médicaments est difficile. Mes parents devaient toujours m'acheter des médicaments.
Il fallait payer pour qu’ils me parviennent. J'ai finalement rencontré un médecin sur place - qui est aujourd’hui à la retraite, grâce à un ami de ma famille qui travaille dans la Nouvelle pharmacie de la santé publique (NPSP).
Ce médecin me prescrivait des médicaments que je faisais venir de l'extérieur, ce qui me facilitait les choses. Je souffrais tellement que j'ai aussi demandé à voir mon médecin traitant à l'extérieur.
des détenus à l'ex-MACA en pleine séance de lessive. (Crédit photo Webmedias.Ci)
Avez-vous pu voir votre médecin traitant ?
Le médecin de la MACA m’a donné un billet de sortie. Le jour de ma sortie, il y a eu un problème. Mon médecin traitant ne consultait que l'après-midi. Les gardes m'ont dit que je ne pourrais pas sortir après 16h, car cela compliquerait les choses, puisqu'il fallait que je sois à la MACA à la même heure. Finalement, le médecin a réorganisé son emploi du temps pour me recevoir un matin, mais le jour venu, j'ai attendu jusqu'à midi sans qu'aucun véhicule ni aucun garde ne vienne pour m'emmener.
Pour finir, je me suis résigné et j'ai accepté la situation, en me disant que si je devais mourir là-bas, ce serait ainsi. Dieu déciderait de la suite.
Est-ce que vous avez été victime ou témoin de violences entre détenus ou entre détenus et gardiens ?
Moi-même, je n'ai pas subi de violences à l'intérieur. Là-bas, les gardiens venaient intimider les détenus. Même dans le confinement, dans la cellule où nous étions logés, mes codétenus m’ont dit : "Bon, comme tu es le doyen, c'est toi qui es notre chef de cellule." Et les gardes passaient à tout moment dans les cellules pour nous rançonner. Quand ils arrivent, ils vous disent : ‘’Bon, écoutez, j’ai besoin de 5000F. » Et les gens cotisent pour leur donner.
Un jour, ils sont arrivés dans notre cellule. Il y avait un garde qui faisait beaucoup de bruit. C'était un samedi. Mes codétenus sont venus me voir : ‘’Chef de cellule, il faut aller le voir.’’ Comme moi-même, je suis un rebelle, j'ai répondu : ‘’Je n’ai rien à lui dire. ‘’ Il me répond : ‘’Ah bon ? C'est le week-end, je dois sortir." J'ai dit : "Je n’ai rien à te donner." Il a répliqué : ‘’Ah bon ? Toi, tu auras des problèmes avec moi. ‘’J’ai insisté : ‘’Je ne suis pas venu ici pour te donner de l’argent.’’ Il y avait des détenus qui ont cotisé pour lui donner et ils sont repartis. Franchement, j’ai vu beaucoup de situations comme ça, où des gardes venaient parfois pour intimider les prisonniers. Et là-bas, le téléphone n'est pas autorisé...
Justement, comment faisiez-vous pour avoir des téléphones là-bas ?
Ce sont les gardes qui font entrer les téléphones. Ils passent dans les cellules pour fouiller. Quand ils prennent ton téléphone et tu dois payer 5000 ou 10000 francs pour le récupérer. Je me souviens qu'il y avait un garde dont on disait qu’il y semait la terreur, on l'avait surnommé "la machine". Ce dernier et ses collègues sont venus une nuit, vers 2h du matin, fouiller dans le bâtiment et ramasser les téléphones des détenus. Comme je n'avais pas de téléphone dernier cri, juste un petit "téléphone djomolo", ils l’ont pris. C'était vraiment brutal.
Comment le personnel pénitentiaire vous traitait-il ?
Franchement, j'ai eu de la chance. Le délit pour lequel j'étais là-bas n'était pas un vol, et mes parents m'ont beaucoup soutenu, donc j'avais de l'argent. Grâce à cela, j'ai pu me faire quelques amis parmi les gardiens, je leur offrais à boire, ce qui m'a valu un traitement un peu plus léger. Mais ce n’est pas facile pour les autres. Pour eux, c'est vraiment difficile.
J'ai vu des prisonniers qui faisaient peine à voir. Il y en avait qui mangent le ‘’Gbinzin’’ (NDLR : Nourriture à base de maïs), comme on dit là-bas. Tu voyais qu'ils sont malades, certains n'arrivaient même pas à manger. Il y avait parfois des bagarres entre prisonniers, mais ce n'est pas trop fréquent. Les prisonniers eux-mêmes se surveillaient entre eux. Parfois, des bagarres éclataient, mais ce n’étaient pas vraiment des bagarres organisées entre groupes. Non, non.
Est-ce que vous étiez au courant de vos droits pendant votre incarcération ?
En matière de droits, là... je savais quels étaient mes droits. Mais est-ce que j'étais vraiment en mesure de les faire valoir ? Non. Pas du tout.
Est-ce que vous avez au moins été informé de vos droits ?
Non. Que ce soit lors de l'arrestation ou pendant la détention, personne n'est venu nous parler de nos droits. Personne. Je me rappelle que le doyen des juges d'instruction de notre dossier est venu une fois pour voir dans quelles conditions nous vivions.
Je lui ai dit qu'on était maltraité. Je lui ai même expliqué que je payais pour ma cellule. Il était surpris. J'ai dit que je payais 3000 francs par semaine, soit 12 000 francs par mois. Et chaque fois qu'il me convoquait au tribunal, je devais payer 2000 francs pour être escorté. Il m'a dit que ce n'était pas possible.
J'ai insisté : " si, c'est vrai ". Je l'ai informé de tout ça. Il m'a répondu : "Vraiment, monsieur N’goran, vous ne vous laissez pas faire". Je lui ai dit que je faisais simplement valoir mes droits.
Le jour où il m'a mis sous mandat de dépôt, je lui ai dit : "Monsieur le juge, j'espère que vous allez me dédommager quand vous me libérerez, parce que tout ce que vous me reprochez, je ne l'ai pas fait". Normalement, avant de m'incarcérer, il aurait dû mener son enquête. Effectivement, après 8 mois, j'ai été libéré. Quand je suis parti, je lui ai dit : "J'espère que vous allez me dédommager". Mais il m'a répondu que ce n'était pas prévu par la législation ivoirienne.
Le témoignage poignant de Kouakou N'goran Aimé César, ex-MACA, évoquant les conditions précaires et inhumaines derrière les barreaux.
Vous avez donc décidé d'ester en justice contre les autorités ivoiriennes. Où êtes-vous avec cette démarche ?
J’ai monté un dossier contre l’État de Côte d’Ivoire. Si je n’ai pas gain de cause, je vais aller à l'international. J’irai d’abord déposer plainte à la Cour de justice de la CEDEAO à Abuja au Nigeria. Le juge qui nous a jugé, nous a libérés en prononçant un non-lieu.
À notre grande surprise, le délai d'appel du procureur est passé. Deux mois après, nos avocats nous ont appelés pour dire que le procureur Adou Richard nous avait traduit en correctionnel et que nous devrions être jugés. On attendait cela. Nos avocats ont fait un recours en cassation.
On est partis à la Cour de cassation. Nous avons été déboutés et ils ont dit que nous devrions être jugés et nous attendons le jugement. C’est une épée Damoclès qui pend sur nos têtes.
Selon vous, pourquoi les autorités pénitentiaires ne mettaient-elles pas en place des programmes de réhabilitation ou d'éducation pour les détenus ?
Concernant les programmes de réhabilitation ou d'éducation pour les détenus, il n'y en avait aucun. Rien. Moi, j'ai fait des dons pour les enfants détenus. J'ai appelé des anciens collègues du Bnetd, des amis qui ont fait des collectes de vêtements, de vivres, et m'ont envoyé des dons que j'ai distribués aux prisonniers. J’ai fait trois remises de dons quand j’étais à la MACA.
J'ai aussi fait appel à un ami qui possède une usine de biscuits dans la zone industrielle de Yopougon et qui m'a envoyé des biscuits. J'ai offert ces paquets de biscuits aux enfants des femmes qui sont détenues là-bas pendant la fête de Noël.
Quel a été l'impact psychologique de votre détention sur vous ?
Malheureusement, lorsque je suis sorti, je n'ai pas eu les moyens de consulter un psychologue, mais franchement, jusqu'à présent, il faut dire que ce n'est pas facile. Aujourd'hui, ma famille, même ma femme et mes enfants, sont traumatisés.
Lorsque la présidente de Alternative citoyenne ivoirienne (ACI) Pulchérie Gbalet a été arrêtée pour la deuxième fois, ma femme a eu peur. Pendant un certain temps, j'ai été convoqué par le tribunal pour être entendu dans son deuxième dossier.
C'est une situation de stress permanente. Aujourd'hui, à l'approche des élections présidentielles, j'ai peur parce que lors de ma convocation au tribunal pour la deuxième arrestation de la président Gbalet, la juge d’instruction qui m'a reçu m'a dit que nos téléphones étaient sur écoute.
Elle m'a expliqué que, en faisant la triangulation de son téléphone, ils ont découvert que Pulchérie Gbalet et moi étions en contact. C'est pour cela qu'ils m'ont convoqué. Je lui ai posé la question de savoir si être en contact avec Pulchérie Gbalet est-il un crime ? Je lui ai dit de ne plus jamais me convoquer dans son bureau.
Je suis venu parce que je suis citoyen ivoirien et je suis un homme de droit. Je ne viendrai pas à la prochaine convocation. Pourquoi ? Parce que vous m'avez arrêté en 2020, je suis sorti et je ne travaille plus, et l'argent que j'utilise pour le transport, je ne le prendrai plus pour venir à votre cabinet.
Elle a répondu que non, monsieur N’goran ce n’est pas moi qui vous fait arrêter... Je lui ai dit que c'était la même justice. Elle n'a pas inscrit cela dans son procès-verbal d'interrogatoire. Je lui ai répondu que si elle le ne faisait pas, je ne le signerais pas. Finalement, elle l’a fait et je l’ai signé.
Selon vous, que faire pour remédier aux mauvaises conditions de détention dans les établissements pénitentiaires ivoiriens et améliorer la protection des droits des détenus ?
D'abord, il faut envisager une réforme juridique, notamment concernant la présomption d'innocence. Lorsqu'une personne est en phase d'instruction, elle devrait pouvoir bénéficier d'une liberté provisoire. Une personne en instruction n'est pas encore un prisonnier, donc elle doit pouvoir jouir de sa liberté jusqu'à ce que sa culpabilité soit prouvée.
Si cette mesure est appliquée, cela contribuerait à désengorger les prisons, car actuellement, il y a des personnes qui ont passé 4 ans, 6 ans, voire 8 ans en prison sans avoir été jugées. Par exemple, il y avait un jeune Congolais qui a passé 6 ans en détention.
Lorsque j'ai attiré l'attention d'Amnesty International sur son dossier, il a été libéré un ou deux mois plus tard. Je lui avais conseillé de contacter son ambassade pour signaler sa situation en Côte d'Ivoire, et c'est ainsi que l'ambassade du Congo est intervenue pour sa libération.
De nombreuses personnes sont dans cette situation, des années en prison sans être jugées, souvent parce qu'elles ne connaissent pas leurs droits.
Ce n'est pas forcément qu'elles ignorent leurs droits, mais plutôt que, même en les connaissant, il n'y a personne pour suivre leur dossier. Chaque fois qu'un dossier arrive au juge, il est classé parmi d'autres sans priorisation. Certains dossiers restent ainsi bloqués pendant des années.
En Côte d'Ivoire, lorsqu'une personne est placée sous mandat de dépôt, elle est envoyée en prison immédiatement, ce qui contribue à surcharger les prisons. Pourtant, on pourrait laisser certaines personnes en liberté sous conditions, comme le fait de se présenter chaque semaine pour pointer ou, dans les pays où c'est possible, porter un bracelet électronique.
Malheureusement, cela n'existe pas chez nous. Mais à tout le moins, on pourrait mettre en place un système où les personnes en attente de jugement se présentent régulièrement pour assurer leur suivi.
Ensuite, concernant les infrastructures, la prison de la MACA, par exemple, est conçue pour accueillir 1 500 personnes, mais à un moment, elle comptait plus de 10 000 détenues. Cette surpopulation rend les conditions de détention encore plus difficiles.
Quels conseils donneriez-vous à quelqu'un qui entre en prison pour la première fois ?
Pour quelqu'un qui entre en prison pour la première fois, il faut qu’il tue la peur en lui parce que s’il a peur, il risque de déprimer car les conditions sont vraiment très, très difficiles. Il est important d'éviter d’aller en prison, surtout si l'on n'a pas les moyens financiers, car sans argent, ce n'est même pas la peine.
Les cellules, qui sont prévues pour 30, 40 ou 50 personnes, en accueillent parfois jusqu'à 120. Les plus démunis sont entassés dans ces cellules de 125 à 130 personnes.
La nuit, si tu te lèves pour aller aux toilettes, tu perds ta place parce que les détenus sont rangés comme des bananes. Il y en a qui dorment dans les toilettes. Il faut s’armer de courage. Il ne faut pas se laisser intimider.
Il est important que les familles et les services sociaux s'intéressent à ces détenus, car sans argent, ils n'ont aucune chance de survivre. Beaucoup finissent par mourir. Il y a des décès presque chaque matin, et on passe ramasser les cadavres.
Pourquoi ? Parce qu'une fois que les portes des cellules sont fermées et que les surveillants sont partis, il n'y a aucun moyen de communiquer. Si quelqu'un est en crise, les autres doivent taper aux portes pour faire du bruit.
Si les gardes entendent, ils viennent chercher d'où vient le bruit, réveillent tout le monde pour aller voir ce qui se passe. Mais s'ils n'entendent pas, le matin, la personne est morte. J'ai personnellement vu au moins 4 ou 5 cas comme ça, où le matin on vient chercher le cadavre.
Dans ces conditions, il faut être très fort mentalement. Et il faut faire très attention à la drogue, car là-bas, la drogue circule librement. Certains fument de la drogue, et même les gardes sont impliqués et sont des drogués. On pourrait dire que les gardes eux-mêmes sont des prisonniers.
Quand ils ne travaillent pas, ils restent dans la prison à fumer et à racketter les détenus. Ils n'ont pas de vie en dehors de la prison. C'était encore pire avant, mais même aujourd'hui, la situation n'a pas beaucoup changé. Les gardes sont dans la prison comme nous...
Réalisé par Patrick KROU