Vivre avec la stigmatisation de lèpre : récits d’un village en quête de dignité
Vivre avec la stigmatisation de lèpre : récits d’un village en quête de dignité
Dans la deuxième partie de ce reportage, notre journaliste raconte le quotidien des habitants de Raffierkro, de la stigmatisation dont ils ont été l’objet, l’impact de la lèpre qui a changé le cours de leur existence et les moyens de reconquête de leur dignité.
Jeudi 10 octobre 2024. Ce matin-là, après avoir dégusté un petit déjeuner comme on en fait en milieu campagnard (riz avec sauce servie la veille réchauffée au feu de bois), Nabia Seydou, premier notable et porte-canne du chef, me raconte l’origine de la création du village de ses ancêtres.
L’histoire de Raffierkro remonte, me relate-t-il, aux années de service du Dr Raffier alors en poste dans le centre de santé de Manikro. Lors d’un séjour en Côte d’Ivoire, le médecin militaire Dr Gilbert Raffier découvre le village de postcure de la léproserie.
« Nos parents malades sont venus de divers horizons, pour se faire soigner à l'Hôpital de Manikro. Le médecin Raffier y était en service. Après leur guérison, on leur a demandé de retourner dans leurs villages pour retrouver leurs différentes familles. Au retour auprès de leurs proches, explique le premier notable, c’est à ce moment-là qu’ils réalisent qu’ils sont en réalité rejetés et stigmatisés à cause de leur maladie. Ils rebroussent chemin. Puisqu’ils vivent en parfaite intelligence, dans la cohésion et la symbiose, ils demandent alors aux Français qui dirigeaient l’hôpital de leur trouver un endroit où s’installer. » Non sans vouloir sangloter : « Les Blancs ont accepté leur demande et leur ont trouvé un espace. Ils s’y sont installés. Dr Raffier qui était avec ces Blancs leur a demandé par la suite : “Si je vais chercher des matériaux pour vous aider, pourriez-vous construire vos maisons ?” Ils ont répondu : “Oui, parmi nous, il y a des maçons et des briquetiers, etc.” C’est ainsi que les Blancs ont ajouté : “D’accord, pour commencer, nous allons vous fournir du béton.” Ils leur ont envoyé des machines pour fabriquer des briques en terre et du béton. C’est sur cette base qu’ils commencent et ils ont construits le village. »
Il indexe les six premières maisons en m’indiquant que celles-ci sont différentes des autres, car elles ont été construites en béton. Les administrateurs du centre de santé leur présentent des plans de construction. Les indigènes leur disent qu’ils peuvent les reproduire. Puis, les occidentaux envoient le matériel, dont du ciment. Des personnes de bonne volonté les aident à construire le « village fondé par le Dr Raffier ». Ce village a porté cette dénomination jusqu’à la date du 9 mai 1992, le conseil municipal présidé par le député-maire Koffi Konan Antoine débaptise à l’unanimité le village de la post-cure de la léproserie de Manikro. « Il s’appellera désormais Raffierkro », lit-on sur le procès-verbal de délibération n°888 du conseil municipal de Bouaké, puis, authentifié le 3 août par le ministre de l’Intérieur.
Puis, sa houe sur son épaule gauche, le cultivateur s’enfonce dans la broussaille. Mon guide Brice me conduit au groupe scolaire de Raffierkro.
Le fondateur Raffier a minutieusement tracé les venelles qui poudroient les trois quartiers du village dans ce paysage savanien, où ruralité et modernité cohabitent harmonieusement. L'adduction en eau potable est assurée par un château d'eau de 6000 m³, fonctionnel, qui fonctionne à l'aide d'un groupe électrogène, alimentant ainsi les robinets des 568 habitants de Raffierkro, selon le dernier recensement général de la population et de l'habitat (RGPH 2021). En principe, ce forage hydraulique est soutenu par deux pompes villageoises, mais celles-ci sont actuellement hors d'usage.
Pour le divertissement et les loisirs, Dr Raffier a doté les habitants d'un stade de football muni d'une tribune et d'un terrain de basket-ball (non fonctionnel depuis longtemps).
Quand je mets les pieds au secteur des logements des enseignants, à l’école, je constate des peintures défraîchies, des toitures ondulées, rouillées par l'usure. Dans les quinze logements des instituteurs, la couleur blanche d'origine des maisons a viré à l'ocre. De nombreuses fissures ont lézardé les murs, qui ploient sous le poids de la vétusté, qui se sont installés petit à petit depuis la construction du village.
Hélas, le temps a laissé son empreinte sur la soixantaine de bâtiments recouverts d'une épaisse couche de poussière, soulevée au fil des ans par la voie principale non bitumée qui passe à la lisière du village. Cette route traverse le premier village de Mamian, se prolonge jusqu'à Raffierkro, où il sépare le village de l'Hôpital de Manikro, avant de rejoindre le dernier village, N'drikro.
Le château d’eau de 6000 m3 n’arrive plus à desservir efficacement tout le village.
Le groupe scolaire compte deux écoles primaires de 12 classes, à savoir l'EPP Raffierkro 1 & 2 et une maternelle de deux bâtiments. L'EPP 1 est dirigé par le directeur Boni Kokola, qui y enseigne depuis 2006, tandis que l'EPP 2 est sous la direction de Gbêkê Kouadio Joseph, en poste depuis 2013 (devenu directeur en 2015), et de Kouamé Colette, directrice de la maternelle.
La responsable des petites, moyennes et grandes sections a dû quitter son bureau. L'enseignante n'y met plus les pieds, sauf en cas de force majeure. La raison ? Une colonie de chauves-souris y a élu domicile. « Nous avons de grandes salles de classe, bien aérées, en tout cas.
Cependant, il y a des animaux sauvages qui nous posent un problème. Nous sommes envahis par des roussettes. Actuellement, j'ai dû abandonner mon bureau à cause d'elles. Depuis les vacances, ces roussettes ont pris possession des lieux. Nous avons essayé de nettoyer et de désinfecter, mais personne ne peut y mettre le pied aujourd'hui. Je cherche même à tout enlever de là pour le déplacer dans ma classe, si possible », se plaint la directrice en ouvrant son bureau, d'où émane une odeur nauséabonde, et nous montrant au sol les déjections de ces « vampires », qui, à notre vue, se sont réfugiés dans le plafond.
En refermant la porte de son bureau, Kouamé Colette pose un diagnostic sur l'invasion des roussettes : « Je n'ai pas de lumière dans le bureau. Cela explique en partie leur présence. Il n'y a pas de lumière le matin. L'année dernière, mon bureau était éclairé, mais cette année, ça ne fonctionne pas. Dans les classes, il n'y a pas de lumière non plus. » Malgré la clôture de l'école maternelle, haute de moins de 1,5 mètres, la directrice raconte que des personnes malintentionnées, toute honte bue, escaladent les murs pour se soulager dans les toilettes des tout-petits. En rentrant de week-end, le spectacle est désolant, même si les portes sont cadenassées.
Situé en face du village de Raftierkro, sur une superficie de 11 hectares, l'Hôpital de Manikro a été fondé en 1952. Il est rattaché à l'Institut Raoul Follereau et constitue le seul centre public d'hospitalisation à grande échelle pour la prise en charge chirurgicale des maladies tropicales négligées (MTN), telles que la lèpre, l'ulcère de Buruli, la bilharziose, l'ascaridiose, l'ankylostomose, la dengue, la dracunculose, la fasciolose, le pian, la rage, l'onchocercose, la trypanosomiase (maladie du sommeil), la maladie de Chagas, etc., en Côte d'Ivoire.
En plus de la médecine générale, cet établissement public spécialisé dispose de deux spécialités : la chirurgie plastique ou réparatrice et la chirurgie fonctionnelle (chirurgie esthétique). L'Hôpital de Manikro offre également dans son panier de soins le traitement de la lèpre, les complications chirurgicales et médicales liées à cette maladie, ainsi que la prise en charge des séquelles de l'ulcère de Buruli non résolues par les traitements médicaux.
Il comprend trois blocs opératoires, dont un seul est fonctionnel à ce jour en raison des pillages survenus lors de la crise postélectorale de 2010. L'hôpital possède également un laboratoire, actuellement inopérant, et une maternité qui manque cruellement de matériel de première nécessité ainsi que d'un plateau technique adapté.
Ce centre de santé est doté d'un service de radiologie, mais faute de technicien, le matériel n'a pas encore été installé. À cela s'ajoutent une buanderie et une cuisine.
La stigmatisation, source de tous les maux
Au domicile du chef de Raffierkro. Nanan Angoua N’guessan est le chef depuis 1992. Originaire de Pépérissou-Kahankro, une bourgade à quelques encablures de Bouaké, cet ancien maçon me confie qu’il arrive dans ce village alors qu’il est âgé de 20 ans.
« Quand j’ai contracté la maladie, l’Hôpital de Manikro existait déjà. Je n’y ai pas été rapidement conduit. D’abord, j’ai essayé la médecine traditionnelle en parcourant tous les hameaux à la recherche de la guérison. Nous recevions la visite des hommes de santé qui nous donnaient des médicaments et nous avons été guéris.
J’ai repris une vie normale en continuant mes travaux champêtres, et dès que c’était possible, on se trimballait à Bouaké pour exercer des petits boulots.
J’ai travaillé comme ouvrier à un moment donné dans la ville de Bouaké. Figurez-vous que j’ai travaillé comme aide-maçon sur le chantier de la construction de l’hôpital central de Bouaké en 1964 (NDLR : aujourd’hui CHU de Bouaké). C’est ainsi que j’ai une plaie sous la plante de mon pied droit en 1970. Je suis arrivé à l’Hôpital de Manikro le 6 mars 1972 », me raconte-t-il.
Quand je lui pose la question de savoir l’impact de la lèpre sur sa vie quotidienne, le vieil homme pousse un long soupir. Il me fixe durement et me déclare : « Lorsque j’ai découvert, à la suite de la plaie, que je suis atteint de la lèpre, j’ai tout arrêté. Je me suis rendu à l’Hôpital de Manikro. » À son arrivée, se souvient-il, dans le village, les malades étaient à la charge des Occidentaux qui y exercent. Mais, avec le départ de leurs bienfaiteurs, regrette-t-il, les choses ont changé. « Nous ne bénéficions plus d’aide et d’assistance. Malgré nos handicaps, certains ont les doigts rétractés, moi, j’ai été amputé, mais pour ne pas mourir de faim, je me traînais pour me rendre au champ et cultiver pour subvenir aux besoins de ma famille », explique Nanan Angoua N’guessan, même si, malgré tout, la situation financière n’a pas évolué. De temps en temps, il sollicite ses proches afin qu’ils lui viennent en aide. « Auparavant, nous recevions des aides venant des ONG et des fondations. Mais ce n’est plus le cas de nos jours. Parfois, certains mécènes se souvenaient de nous et nous faisaient des dons de vivres et de non-vivres. Ce n’est plus le cas », affirme le chef de village en se pinçant la glabelle.
En dehors du village, la lèpre est perçue comme un crime de lèse-majesté. Il n’est pas rare que des railleries fusent au moment des retrouvailles avec d’autres villages. Selon le chef, leur communauté est la risée de tous. « Mais lorsque nous, les malades, avons commencé à suivre la thérapie, les regards inquisiteurs ont changé à notre égard. Les gens ont compris que la lèpre n’est pas aussi contagieuse qu’ils le croyaient. Ils ne se moquent plus de nous désormais dans les assemblées. Nous ne sommes plus ostracisés. Nous nous fréquentons régulièrement et, mieux, nous mangeons désormais ensemble. D’ailleurs, nous avons une association qui compte 13 chefs coutumiers dont je suis le premier responsable. Aujourd’hui, je peux vous assurer que la stigmatisation n’est plus qu’un mauvais souvenir », rassure-t-il.
Alors que nous discutons allègrement sur la véranda du chef, une dame, la soixantaine révolue, pénètre dans l’enceinte. Sa démarche nonchalante me renseigne immédiatement sur son état de santé. Elle se présente à moi : Koffi Ahou Odette, décline-t-elle. À la différence du chef, elle a été à l’école jusqu’en cours élémentaire première année (CE1), où elle contracte la maladie dans les années 60. La vieille femme présente un engourdissement et une faiblesse au niveau des mains et des pieds, typiques des symptômes du bacille de Hansen. Fort heureusement, elle n’est pas méconnaissable. Elle me confie qu’elle est arrivée à Raffierkro le 25 avril 1967. « En tout cas, ça a commencé par des boutons. Je transpirais beaucoup. Quand j'allais à l'école, mon visage me démangeait. Ensuite, des boutons sont apparus. Mes doigts se sont même enflés. À ce moment-là, je ne pouvais plus me lever. Je me déplaçais à quatre pattes, comme un enfant. Ça a commencé comme ça », me larmoie-t-elle.
Lorsque dame Odette est diagnostiquée comme ayant la lèpre par les infirmiers qui sillonnent la ville de Ouéllé, près de Daoukro où elle est originaire, elle rechigne à venir à l’Hôpital de Manikro, car, dira-t-elle avec émotion : « En tout cas, je ne voulais pas venir, parce que je ne pensais qu'à aller à l'école. Je ne savais pas que la lèpre était une sale maladie », regrette Koffi Odette. Puis, elle continue de me raconter comment ses parents, influencés par la peur de la maladie et les rumeurs, l'ont rejetée. « Mon père et de ma mère m'avaient rejetée. Ils m'ont rejetée, car personne ne touchait à l'assiette dans laquelle je mangeais. Il y a même une femme qui a dit à mon père que la maladie que j'avais était grave, qu'elle était contagieuse. Elle affirmait que si quelqu'un s'approchait de moi, tous les enfants allaient être contaminés. Même mes amis se tenaient à l'écart. C’est à ce moment-là que ma mère a commencé à me négliger. Elle ne s'occupe plus de moi », hoquète cette veuve qui reconnaît que sa grand-mère a pris soin d'elle et l'a soutenue, malgré l'isolement auquel elle faisait face. C’est encore sa mémé qui l’a d’ailleurs transportée à Manikro avant qu’elle ne trépasse plus tard.
Bien que Koffi Odette ait accès aux soins adéquats, elle m’explique que les soins médicaux sont difficiles à supporter, au point de s'évanouir à plusieurs reprises. Malgré un séjour prolongé au centre de l’Institut Raoul Follereau d’Adzopé, où sont traités les cas avancés de la lèpre et de l'ulcère de Buruli, pour se soigner, la situation n'a pas vraiment évolué, et elle a subi une opération en raison de douleurs sciatiques, qui lui a laissé des cicatrices. La maladie et ses conséquences impactent donc lourdement sa vie quotidienne, révèle Mamie Koffi Ahou Odette. « J'ai commencé à avoir des douleurs aux nerfs. Les médecins m'ont même opérée. C'est à cause de cela que j'ai ces cicatrices », déclare-t-elle en me montrant des scarifications sur son avant-bras droit.
Nonobstant son handicap provoqué par la lèpre, Koffi Odette ne s’apitoie pas sur son sort. Elle se démène comme un beau diable dans un bénitier pour survivre. Faute de financement, elle survit grâce à de petits commerces, malgré les nombreux défis et échecs qu'elle rencontre au quotidien. « Je suis allée voir une femme dioula. Je lui ai dit que je voulais faire du commerce, mais je n'avais pas les moyens. Si elle pouvait me donner du poisson, je pourrais aller le vendre, et ensuite je lui enverrais l'argent. Ou bien, si elle le voulait, elle pouvait garder ma carte d'identité en garantie. Mais elle a dit non : "Tu n'as pas besoin de laisser ta carte d'identité. Prends le poisson, va vendre. Si tu gagnes, tu m'envoies l'argent, et tu recommences." Avant, je prenais beaucoup, mais maintenant, je vois que rien ne marche. Tout est en manque. Maintenant, je prends un peu, un peu », conclut-elle avec amertume. Même si cette grossiste lui a confié du poisson à vendre sans garantie, elle vend principalement dans les villages environnants comme Kiffokro et N’drikro, mais elle note que la situation devient de plus en plus difficile. Faisant régulièrement face à des pertes répétitives dans la commercialisation liée à la vente au détail, Koffi Odette doit travailler à colmater les brèches. « En tout cas, je me débrouille. Ce n'est pas facile. Je vais au champ, je récolte un peu de tubercules de manioc que je vends pour compléter l’argent, puis je vais rembourser la femme », confie-t-elle pour illustrer ses difficultés croissantes, notamment un manque de rentabilité.
L’atmosphère devient pesante. Des frissons me parcourent le corps. À ce moment, Koffi Odette a son inspiration qui s’entrecoupe. Aussitôt, des larmes perlent sur ses joues. À brûle-pourpoint, elle est prise d’une inexplicable bouffée de chaleur et d'une toux grasse intempestive. Mon sang se glace dans mes veines. Que se passe-t-il ? Soliloquai-je sur l’instant, en me demandant : « Diantre, que viens-tu de faire ? » Je prends peur. Mais la vieille dame me rassure : « Ça m’arrive de temps en temps. C’est pourquoi le médecin m’a interdit de parler beaucoup. Ça va passer... » Sans tergiverser, je lui lance ma dernière question presque sans louvoyer : « Qu'est-ce que vous souhaitez qu'on fasse pour vous aider ? » « En tout cas, je demande qu'une bonne volonté m'aide à développer mon commerce, pour que la vente de mes poissons puisse augmenter et améliorer ma situation économique », réplique Koffi Ahou Odette, sans cligner des yeux, me laissant admiratif de sa résilience.
Je me rends ensuite chez Yao Amoin Cathérine. Assise sur un tabouret traditionnel, cette belle cinquantenaire, à la peau d’ébène, au cou strié, avec une poitrine généreuse plantée sur son mètre 80, est la présidente des femmes de Raffierkro. Née à Affouékro, situé à 5 km de Bouaké, Yao Amoin arrive à Raffierkro toute petite, trimbalée par ses parents malades qui y ont trouvé refuge après le diagnostic de leur pathologie. Sa vie de fille de malades, ponctuée de diverses péripéties, a été pénible comme toutes celles de son âge. Divorcée depuis plusieurs années, elle éduque seule ses six gosses. À l’instar de la majorité des filles de ce village, son mariage a volé en éclats le jour où sa belle-famille découvre qu’elle est descendante de parents contaminés par la lèpre.
« Dans notre village, nous sommes toutes nées très belles. Mais nos mariages n’ont pas été possibles. Lorsqu’un individu désire nous épouser, une fois que sa famille sait que nous sommes des enfants de lèpreux, il se désiste sous la pression des membres de sa famille. Il ne nous épouse plus et nous retournons au village ici », déplore la mère célibataire. Elle m’indique aussi que la lèpre et son corollaire de stigmatisation ont sévèrement et considérablement impacté leur existence. « Nos parents étaient privés de leurs bras et de leurs pieds. Ils ont moralement souffert. C’était un supplice pour eux de ne pas pouvoir subvenir aux besoins de leurs enfants. Nous, enfants, avons souffert de compassion pour eux parce qu’ils étaient malades. C’était psychologiquement insupportable. Nous étions constamment stigmatisés. Nous avons souffert de la stigmatisation et des préjugés », révèle Yao Amoin, surnommée “M’man dan” dans une profonde consternation.
Sans terres cultivables appartenant à Raffierkro, l’activité économique est dans l’impasse. Ces braves femmes, souligne-t-elle, n’ont pas pu initier de véritables activités génératrices de revenus (AGR). Même la culture de manioc qu’elles ont essayée a fait long feu en raison du manque d’acheteurs. « Celles d’entre nous qui ont récolté une production de manioc équivalente à trois tricycles n’ont pas de clients ou de marché pour y livrer. Nous nous sommes maintes fois demandé pourquoi nos productions ne trouvaient pas preneurs. Comme nous n’avons pas de terres cultivables propres pour le village, nous ne pouvions cultiver que des cultures vivrières et du manioc », déplore Yao Amoin, présidente de la gent féminine de Raffierkro.Voici ce qui est devenu le motoculteur offert par l’État ivoirien aux femmes de Raffierkro, qui est désormais mis sous cale au milieu du village.
Si la plupart des femmes de Raffierkro ont eu la chance de vivre le bonheur d’une vie conjugale, la stigmatisation et les préjugés n’ont pas été les mêmes pour les hommes nubiles du village.
Nabia Seydou, premier notable, soutient que sur 100 filles, au moins 20 ont pu être mariées avant d'être congédiées. Toutefois, le porte-canne du chef opine avec véhémence : « Nous, les hommes, on a 0 %.
Ce n’était pas facile pour nous, les hommes nés de parents malades. Nos parents ne sortaient pas du village. Ils étaient entre eux. Nous autres, nous avons voulu épouser des filles d’ailleurs. Même si la fille est consentante... C’est compliqué ! »
Au cours de mes visites, mon guide Brice me fait rencontrer Kima Koné Michel, instituteur à Raffierkro. Son histoire est assez atypique. Petit-fils de parents malades, il est né et a grandi à Raffierkro, où il a poursuivi sa scolarité élémentaire jusqu’à l’obtention de son certificat d’études primaires en 1990.
Il est ensuite orienté à Katiola, puis à Bouaké, où il obtient son BAC. Devenu instituteur après avoir œuvré au sein du Mouvement des enseignants volontaires de Côte d’Ivoire (MEVCI) pour sauver l’école dans les zones Centre Nord et Ouest (CNO), cet étudiant en faculté de Sciences, Milieu et Société (CMS) à l’Université Alassane Ouattara de Bouaké devient instituteur en 2011.
À la suite d’une maladie qui l’a paralysé, et après avoir pu se remettre à marcher, Kima Michel enseigne depuis 2020 dans son village natal. Son enfance, il me la raconte avec beaucoup d’empathie.
« Mon enfance a été agréable à Raffierkro. À cette époque, même si les malades étaient nombreux et qu’on les côtoyait, ils étaient très courageux et vaillants. Ce sont eux qui ont construit le village avec le Dr Raffier. Étant tout-petits, nous les voyions travailler », se ressasse-t-il.
Bien que houspillé par ses camarades des villages voisins, Kima Michel me fait savoir qu’il n’en avait cure de leurs moqueries. « Mes grands-parents ont contracté la maladie, mais elle ne les a pas défigurés. Les séquelles de la maladie n’étaient pas visibles sur leurs corps », confie-t-il. Séance tenante, il se rappelle d’une anecdote qu’il me relate volontiers.
Je n’en rêve pas mieux pour comprendre l’impact de cette nébuleuse sur la vie des habitants de Raffierkro. « Dans un village de Diabo (NDLR : localité située dans le département de Botro) où j’ai enseigné, il y avait un lèpreux qui y vivait. La maladie l’avait complètement défiguré.
Il avait perdu ses doigts et ses orteils. Un jour, à ma descente du service, j’étais assis en compagnie de mes collègues à la boutique du village, lorsque ce monsieur passait par là et je l’ai vu. Je me suis dit dans mon for intérieur : “Donc, il y a des malades ici aussi.
” Un autre jour, ce dernier revenait du champ et, quand il est venu nous saluer, je lui ai tendu ma main. Il ne voulait pas me saluer. J’ai insisté et il ne voulait toujours pas le faire. À force d’insister, ceux qui étaient là étaient surpris. Il a fini par me tendre la main. Je lui ai serré la main. Alors, quand je rentrais chez moi, je suis passé chez lui pour connaître son domicile.
Il était quasiment isolé. Il m’a fait asseoir. On a échangé à bâtons rompus. Il était lui-même surpris de ma réaction parce que c’était la première fois que quelqu’un venait le voir, et de surcroît un enseignant. Il en a été marqué », me raconte-t-il.
Puis, ses amis, explique Kima Michel, se plaignent que la lèpre est contagieuse et qu’il ferait mieux d’éviter le vieil homme pour ne pas être contaminé. « Je leur ai posé la question : “Est-ce que vous savez d’où je viens ?” Ils se sont tous tus.
Le lèpreux est devenu mon ami. Je passais régulièrement le voir. Un jour, j’ai raconté à mes amis mes origines. Ils étaient surpris et ils m’ont demandé : “Mais pourquoi on ne voit pas la maladie sur toi ?” Je leur ai répondu que c’est parce que la maladie n’avait pas encore déclenché. Ils ne croyaient toujours pas », rigole-t-il.
L’année 2013 a marqué un tournant décisif dans la perception que certains collègues de Kima Michel avaient des malades. Il me confie qu’à cette époque, le village de Raffierkro célébrait son cinquantenaire. L’instituteur indique qu’il a invité quatre de ses collègues à participer à cette commémoration.
« Dr Raffier était présent avec sa famille et des amis. Lorsque le moment de prononcer son allocution est arrivé, il a appelé tous les lépreux présents à le rejoindre à la tribune. Ils l’ont entouré. Il a commencé à les toucher, à les saluer. C’est à ce moment-là que mes amis ont réalisé que la maladie n’était pas aussi contagieuse qu’ils le pensaient. Quand la cérémonie a pris fin, nous sommes allés chez moi.
Je leur ai dit : “Vous avez vu que même le Blanc mange avec les lépreux. Vous voyez que ce n’est pas ce que vous pensez. Quand ils sont retournés à Diabo, ils ont commencé à s’approcher du vieux lèpreux”, raconte Kima Michel, satisfait.
Aujourd’hui, l’heure est à la sensibilisation des enfants. Nanan Angoua Koffi affirme que le message passe au sein de ses administrés : signaler les taches suspectes sur la peau pour une prise en charge rapide. Le même son de cloche résonne au Groupe scolaire de Raffierkro.
Un plan de veille a été mis en place à l’école, et les directeurs en assurent le suivi. Ce plan fonctionne bien, me révèlent-ils, puisque l’année dernière, un élève a consulté après avoir remarqué une tache suspecte sur sa peau. Après un diagnostic réalisé à l’Hôpital de Manikro, la présence du bacille de Hansen a été confirmée. Le jeune patient a aussitôt été pris en charge.
De son côté, depuis son retour à Raffierkro, Kima Michel prêche le même message. Il sensibilise ses élèves en leur disant que, « lorsqu’ils voient des taches rouges sur leur corps, ils doivent le signaler automatiquement pour une prise en charge ».
Avant de mettre fin aux échanges, l’instituteur plaide auprès de la population ivoirienne : « Il faut que les gens ne voient plus la lèpre comme par le passé, car les lépreux étaient stigmatisés et rejetés. Cela a conduit les malades à se cacher, permettant à la maladie de faire des ravages.
Je demande pardon aux familles ; s’il y a des malades dans vos familles, ne les rejetez pas, car quand le malade est abandonné, cela le tue à petit feu. La lèpre se guérit en 6 à 12 mois quand elle est vite découverte. »
En Côte d'Ivoire, 514 nouveaux cas ont été enregistrés en 2022, et plus de 10 % des nouveaux malades dépistés chaque année sont des enfants, déplore Vagamon Bamba, directeur de l'Institut Raoul Follereau à Adzopé. (Voir sur l’illustration la répartition des cas en Côte d’Ivoire en 2021).
(À suivre…)
Patrick KROU, envoyé spécial à Raffierkro