Santé mentale et suicide en Côte d'Ivoire : la mort au bout du silence
Santé mentale et suicide en Côte d'Ivoire : la mort au bout du silence
Le suicide en Côte d'Ivoire est un enjeu de santé publique alarmant qui touche de nombreuses personnes à travers le pays. Ce phénomène complexe résulte de divers facteurs sociaux, économiques et psychologiques, soulignant l'urgence d'une action collective. Ce dossier explore les causes, les conséquences et les solutions possibles pour prévenir le suicide, tout en mettant en lumière le rôle crucial des institutions, des médias et de la société civile dans cette lutte essentielle pour le bien-être des Ivoiriens.
La pendaison est la méthode de suicide la plus courante dans le monde
BRISER LE SILENCE : AGIR ENSEMBLE CONTRE LE SUICIDE EN CÔTE D'IVOIRE
Le mardi 9 juillet 2024, un homme a garé sa Mercedes berline, immatriculée 1334 FJ 01, sur le pont général De Gaulle au Plateau, avant de se jeter dans la Lagune Ébrié. Son corps, retrouvé peu après, a été identifié comme celui d’un gendarme résidant à Attécoubé.
Ce tragique événement a rapidement fait les gros titres. Les médias ivoiriens s’en sont emparés, avec des titres chocs comme « Côte d’Ivoire, le paradis des suicides » dans Ivoir'Hebdo ou « nouveau sport national » sur Crocinfos. Afrik Soir parlait d’une « série noire ».
Le 11 juillet, la RTI a diffusé un dossier sur la recrudescence des suicides. L’opposition politique et la société civile ont également pris part au débat. Le 14 juillet, Laurent Gbagbo a mentionné brièvement le sujet lors d’un meeting, tandis que la présidente du conseil d’administration (Pca) d'Alternatives Citoyennes Ivoiriennes (ACI), Pulchérie Gbalet a dénoncé sur Facebook la corrélation entre pauvreté et suicide. « Croissance + citoyens pauvres = taux de suicides élévé ! », a-t-elle ironisé.
Étymologiquement, le mot « suicide » provient du latin sui (de soi-même) et caedere (tuer), et a été reconnu en 1762 par l'Académie française. Avant cette reconnaissance, des expressions comme « homicide de soi-même » ou « mort volontaire » étaient utilisées. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) définit le suicide comme un acte volontaire par lequel une personne rencontrée fin à ses jours, pouvant se manifester de diverses manières, telles que l'utilisation d'une arme à feu, la pendaison ou le prix excessif de médicaments. Émile Durkheim, sociologue, considère le suicide comme un acte délibéré dont l'individu comprend les conséquences mortelles. Il survit souvent après une crise psychologique, ou crise suicidaire, marquant l'incapacité de l'individu à surmonter son mal-être. Le Père Jean Messingué, directeur du Centre de counseling et de pastorale clinique (Copac), voit ce mal-être chronique comme une expression du suicide.
Le suicide est un problème de santé publique complexe influencé par des facteurs psychologiques, sociaux, économiques et culturels. Selon l'OMS, les troubles mentaux, comme la dépression, les troubles bipolaires et anxieux, sont des causes majeures. La dépendance à l'alcool ou aux drogues augmente également le risque de comportements suicidaires.
Le stress psychosocial, incluant les conflits relationnels, les ruptures ou la perte d'un proche, peut déclencher des idées suicidaires. Le harcèlement et les abus physiques ou émotionnels, en particulier chez les jeunes, sont aussi des facteurs importants. Les difficultés économiques, telles que le chômage ou la pauvreté, aggravent le risque. Les maladies chroniques ou la douleur prolongée, ainsi que l'isolement social, sont d'autres éléments à prendre en compte.
Ainsi, les manifestations du suicide peuvent varier selon les individus, mais elles incluent souvent des signes comportementaux, émotionnels, verbaux et physiques. Comportementalement, une personne en détresse peut montrer des changements soudains d'humeur, un retrait social, ou des troubles du sommeil et de l’alimentation.
Les comportements à risque, comme la conduite imprudente ou l’automutilation, sont également courants. Sur le plan émotionnel, des sentiments de désespoir, de culpabilité intense ou d’irritabilité sont fréquents. Verbalement, des expressions directes ou indirectes du souhait de mourir peuvent être présentes. Les signes physiques incluent des blessures d’automutilation et une fatigue constante. Reconnaître ces signaux est crucial pour prévenir un acte suicidaire.
En Côte d'Ivoire, selon la presse, sept cas de suicide présumés ont été enregistrés au premier semestre de l'année 2024. Ces événements ont suscité un débat au sein de l'opinion publique nationale. Les statistiques révèlent que le suicide reste un problème de santé publique en Côte d'Ivoire, bien que les chiffres précis pour les années 2023 et 2024 ne soient pas encore totalement consolidés. Entre 2019 et 2021, la Côte d'Ivoire a enregistré 418 suicides confirmés et et 927 suicides tentés, selon une étude du Programme National de Santé Mentale (PNSM) financée par l'OMS en 2022.
Les tranches d'âge les plus affectées par le suicide étaient :
- Les adultes de 35 à 59 ans (46,31 %)
- Les jeunes adultes de 25 à 34 ans (25,36 %)
- Les adolescents de 10 à 24 ans (19,17 %)
Pour les tentatives de suicide, les groupes les plus concernés étaient :
- Les adolescents de 10 à 24 ans (30,54 %)
- Les jeunes adultes de 25 à 34 ans (30,51 %)
- Les adultes de 35 à 59 ans (22,65 %)
- Les artisans (34,19 %)
- Les élèves et étudiants (28,65 %)Graphique de la repartition des suicides enregistrés sur la période allant de 2019 à 2021.
Une autre étude, menée par l'Unité de Médecine Légale du CHU de Treichville d'Abidjan sur 101 cas de suicide sur une période de huit ans (2013-2020), montre que la Côte d'Ivoire a l'un des taux de suicide les plus élevés d'Afrique. Avec un ratio de 23 suicides par an, le pays se classe au 30e rang mondial et au 3e rang en Afrique. Selon cette même étude qui présente les types de suicides, la pendaison, avec 60,4 %, est le mode de suicide le plus fréquent, affectant 15 femmes sur 22 et 46 hommes sur 79. La corde est le moyen de pendaison le plus couramment utilisé (18 cas sur 61), loin devant le foulard ou le pagne (12 cas sur 61). Les suicides par noyade (18), par arme à feu (7), par arme blanche (5), et par ingestion de substances toxiques (4) restent rares. Il existe une différence significative entre les différents types de suicide, les asphyxies mécaniques étant les méthodes les plus fréquemment utilisées. (Voir image d’illustration III ci-après.)
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Toutes les 40 secondes, souligne l'OMS, une personne décède par suicide dans le monde. En 2019, cette organisation onusienne a estimé les taux de suicide pour 183 pays, rapportés à 100 000 habitants. Comparée à d'autres pays africains, la Côte d'Ivoire s'est classée au 26e rang mondial avec un taux de mortalité de 15,7 suicides confirmés, loin derrière le Lesotho, premier au monde avec 87,5 suicides. Avec 15,9 cas, le Cameroun a devancé la Côte d'Ivoire. Le Ghana, 64e, enregistrait 10,5 suicides confirmés, juste devant le Sénégal (62e) avec 11,0 cas. Le Nigeria, 117e, s'est positionné avec 6,9 suicides confirmés. Le Maroc, 110e, en comptait 7,3.
Au regard de la psychose créée par le phénomène des suicides en Côte d'Ivoire, il est essentiel d'engager le débat pour sensibiliser le public aux signes avant-coureurs et aux facteurs de risque. Cela peut aider à identifier les personnes en détresse, briser le tabou et créer un espace d'échange pour le partage d'expériences. Il est important d'encourager les discussions dans les écoles, les communautés et les médias afin de réduire la stigmatisation et l'isolement. De plus, il faut soutenir les proches en fournissant des ressources aux familles et créer un réseau de soutien comprenant des groupes de parole, des lignes d'assistance et des ateliers pour répondre aux besoins de leurs proches. Enfin, il est crucial de comprendre les causes par la recherche sur les facteurs menant au suicide, en ciblant les interventions avec des programmes de formation sur la santé mentale, l'accès à des soins psychologiques et des politiques de soutien en milieu scolaire et professionnel.
SUICIDE EN CÔTE D'IVOIRE : UN FLÉAU SOCIAL EN HAUSSE
Le suicide est souvent lié à des facteurs socio-économiques notamment la pauvreté, le chômage, les inégalités sociales et au stress économique dans les zones urbaines et rurales. À cela, il s’ajoute des facteurs psychologiques comme la dépression, les troubles anxieux, le stress-post-traumatique lié aux crises militaro-politiques précédentes et les problèmes de santé mentale non diagnostiqués ou mal traités. La stigmatisation du suicide dans la société ivoirienne et le poids des croyances religieuses (chrétiennes ; musulmanes, animistes) constituent des facteurs culturels et religieux importants. El Hadj Dosso Mamadou, Pca des écoles confessionnelles islamiques IQRA opine que la région interdit le suicide. « Un suicidaire contredit Dieu », tonne-t-il quand l’ecclésiaste Akpa Agnimel Marc Vincent de l’Église du Christianisme céleste de Côte d’Ivoire, responsable spirituel de la paroisse Jérimoyamah de Dabou renchérit avec véhémence :
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« La Bible qui est le fondement de la foi chrétienne condamne avec fermeté le suicide, un acte satanique et démonique ». Chrétiens et mahométans sont sur le même diapason et sont catégoriques : le suicidé n’ira pas au paradis. De son côté, la tradition ne va pas à rebours des croyances religieuses. Dans le village de Diangobo, situé à quelques kilomètres de Yakassé-Attobrou, la tradition en pays Attié dicte des règles strictes concernant le suicide.
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« Lorsqu’un individu se donne la mort, son corps n’a pas droit à des funérailles. Il est enterré sur-le-champ, sans cérémonie ni rituel sacré », indique M’kpomé Amon, chef du village. Ce choix découle d’une croyance profonde : un suicide est considéré comme un acte si tragique qu’il annihile toute dignité posthume.
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Les funérailles publiques, qui célèbrent la vie d’un défunt, sont alors exclues, insiste cette autorité coutumière. Ainsi, quel que soit le moyen de ce geste ultime—qu’il s’agisse d’un coup de fusil, d'une pendaison ou de l'ingestion de substances toxiques—l'enterrement se fait immédiatement. Cette pratique a pour objectif, martèle-t-il, d’éviter le suicide mimétique, un phénomène où le geste d’un individu pourrait inciter d'autres à suivre son exemple (effet Werther).
Il y a également les problèmes familiaux et relationnels. Conflits familiaux, divorces, pression sociale et familiale, le mariage, les déceptions amoureux, les chagrins d’amour (appelés en jargon ivoirien ‘’Goumin-goumin) et la réussite sociale sont autant de facteurs de risque qui expliqueraient la survenance d’idéation suicidaire. « Les facteurs de risque incluent, entre autres, le coût du transport qui fluctue chaque jour, la cherté de la vie, des conditions de vie qualifiées par la population de difficiles, la diminution du pouvoir d’achat, une jeunesse tourmentée par le chômage et les difficultés de l’entrepreneuriat. Le citoyen ivoirien fait face à une très forte pression sociale », reconnaît le sociologue Kouassi Yao Albert. Son confrère, Marc Mian, lui, met à l’index dans un article publié par l’AIP le 18 janvier 2023, la « désintégration de la cellule familiale au fil des décennies de crises sociopolitiques que le pays a connues ».
LE FLÉAU SILENCIEUX DU SUICIDE EN CÔTE D'IVOIRE : TÉMOIGNAGES DE SOUFFRANCE ET D'ISOLEMENT
Deux suicides au sein de l’armée ivoirienne ont tiré la sonnette d’alarme sur le phénomène du suicide en avril 2024. Un adjudant en permission a tué sa femme avec son arme de service avant de retourner l’arme contre lui dans la commune de Bingerville. Un autre, médecin lieutenant-colonel, s’est tiré une balle dans la tête à son domicile de Yopougon. Toujours au mois d’avril, un élève avait été retrouvé pendu à Guiglo. Le lendemain (10 juillet), après qu’un gendarme se soit jeté dans la lagune, un étudiant de Port-Bouët II a mis fin à ses jours en sautant du troisième étage d’un bâtiment de sa cité universitaire. Le 11 juillet, un autre étudiant s’est pendu à Danané. Le 30 juillet, enfin, une femme s’est suicidée en se jetant dans la même lagune. Auparavant, le 24 avril 2019, un prêtre catholique s’était pendu dans une localité du diocèse de Grand-Bassam.
Après avoir subi des maltraitances physiques pendant son enfance, puis des violences verbales et des attouchements sexuels à trois reprises, Lina (prénom modifié), se confiant à France 24 le 19 février 2023, s’est retrouvée complètement isolée et a eu l’impression de se détacher de son corps, de ne plus savoir qui elle était. Elle sombre dans l’anorexie. En 2019, la jeune Ivoirienne de 22 ans veut en finir en avalant un verre d’eau de javel. C’est aussi le cas pour un autre Ivoirien qui témoignait sous anonymat sur sa tentative de suicide sur le site de BBC Afrique en octobre 2019. Après une mauvaise affaire, il est tombé dans la dépression et a voulu se donner la mort, malgré les précautions prises par sa famille pour le protéger. Une jeune femme trentenaire interviewée murmure avoir tenté de se donner la mort pour donner une leçon aux membres de sa famille.
À Sankadiokro, localité située dans le département d’Abengourou, Manizan, un homme âgé de 60 ans, père de quatre enfants, a mis fin à ses jours. « Mon cœur saigne », témoigne son épouse en larmes. « Mon mari ne m’a rien dit. Il m’a seulement dit qu’il allait au champ. » Ce témoignage émouvant de cette proche d’une victime de suicide a été diffusé sur la chaîne nationale RTI 1, dans une émission intitulée "Suicide en Côte d’Ivoire : incursion dans l’univers des survivants et des proches de victimes", le 29 juillet 2024.
SUICIDE EN CÔTE D'IVOIRE : SOUFFRANCE PSYCHOLOGIQUE, INCOMPRÉHENSIONS SOCIALES ET TABOUS PERSISTANTS
D’après le professeur Médard Koua Asseman, directeur coordonnateur du Programme national de la santé mentale (PNSM), sur le plateau de l’émission Business Santé de la chaîne Business 24 du 21 avril 2024, « le suicide est la conséquence d'une expérience de grande souffrance psychologique qui n'a pas trouvé de solution adaptée. La personne voit le suicide comme un soulagement définitif à ses problèmes ». « Le suicide est la conséquence d'un mal-être profond qui n'a pas trouvé de solution », poursuit le psychiatre. « Quatre éléments simples permettent de reconnaître une personne suicidaire : sa manière de penser, sa vision de la vie, sa façon de ressentir les choses, et les moments où elle exprime le désir d'être seule », prescrit l’ancien responsable du centre psychiatrique de Bouaké.
Selon le psychiatre, le taux de prévalence des suicides n’a pas augmenté en 2024 par rapport au premier semestre 2023. Toutefois, la médiatisation récente des cas de suicides confirmés a permis de relancer le débat sur un sujet encore tabou. « Malheureusement, le discours est en général culpabilisant ou fataliste. La société dans son ensemble a une mauvaise appréhension du sujet et ne parvient pas à l’aborder comme un problème de santé publique », déplore le spécialiste, dans un article publié dans Le Monde du 19 juillet 2024.
CÔTE D'IVOIRE : UNE MOBILISATION NATIONALE POUR LA SANTÉ MENTALE ET LA PRÉVENTION DU SUICIDE
Conscient du taux croissant de suicides, le gouvernement ivoirien a mis en place le Plan Stratégique National de Santé Mentale 2023-2025. Ce plan inclut la décentralisation et l’intégration des services de santé mentale à tous les niveaux du système de santé, dans le cadre de l'opérationnalisation des dix pôles régionaux d’excellence de santé (PRES). En parallèle de ce plan, un recrutement de psychologues dans les hôpitaux publics a été effectué. Le pays compte 57 structures de prise en charge des troubles psychiatriques, dont 30 publiques, 12 privées, 14 confessionnelles, une communautaire et une seule en milieu rural. Le ministère de la Santé mise également sur la formation des professionnels. Depuis 2023, il a mis en place le numéro vert 143 pour la prévention du suicide. Les personnes en détresse sont orientées vers des psychologues vacataires rattachés au PNSM. Leurs services sont anonymes, gratuits, et disponibles cinq jours sur sept. Les autorités ivoiriennes ont intégré les activités de santé mentale et de soutien psychosocial dans l’ensemble des centres de santé et des centres sociaux éducatifs de base, ainsi que l’instauration d’un mécanisme d’alerte précoce et de surveillance épidémiologique de terrain sur les conduites suicidaires. Le gouvernement a, en outre, lancé un projet de prévention du suicide dénommé ‘’Initiative Santé Mentale ADO Jeunes’’. Ce pôle d’intervention stratégique du PNSM est un cadre institutionnel visant à susciter l’engagement citoyen et civique des jeunes, avec des services de soutien psychologique pour leurs pairs. Ce projet ‘’Initiative Santé Mentale ADO Jeunes’’ s’inscrit dans le Plan Stratégique National de Santé Mentale 2023-2025. Il s'inspire de l'initiative ‘’Live Life’’ de l’OMS et du programme conjoint de santé mentale en milieu scolaire et universitaire.
Des initiatives citoyennes sont nombreuses. Nourah Gbané, fondatrice de l’ONG Together Côte d'Ivoire, sensibilise depuis 2021 contre la dépendance affective, l’hypersensibilité, la dépression et la bipolarité. Cette étudiante en communication de 22 ans aide la jeunesse à prendre conscience de l’importance du bien-être mental. Quant à Yasmine Mouaine, connue sous le pseudonyme de ‘’Yasmine Neuropsy’’ sur Instagram, elle utilise les réseaux sociaux pour sensibiliser, en enregistrant des vidéos de sensibilisation en plus de ses consultations. Cette neuropsychologue de 26 ans enseigne comment s’adresser aux personnes en détresse. L’ONG allemande Mindful Foundation a financé le projet ‘’Santé Mentale Communautaire’’ (SAMENTACOM) à Bouaké. Initié en 2018, ce projet vise à fournir une prise en charge socio-psychiatrique des personnes atteintes de troubles mentaux et épileptiques. Dans son plan de planification 2019-2020, la fondation allemande a financé le paiement des médicaments pour les patients, la formation de 20 agents de santé spécialement formés pour les maladies mentales et épileptiques, ainsi que l’élaboration d’un guide de formation psychologique. À travers son projet "Heal by Hair", la Fondation Bluemind forme des coiffeuses ivoiriennes en tant qu'ambassadrices d'un réseau de coiffeuses secouristes, destinée à devenir le premier maillon de la chaîne de soins en santé mentale.
Des soutiens communautaires et des initiatives locales sont également en place. Des composantes de santé mentale et de soutien psychosocial sont intégrées dans les activités des organisations de jeunesse, notamment du Conseil national de la jeunesse de Côte d’Ivoire, du Parlement des jeunes, d’U-Report (plateforme de messagerie sociale), des Jeunes Reporters, etc. De plus, des panels sont coorganisées par les ONG de jeunes sur la thématique de la prévention du suicide. Amandine, coordonnatrice de U-Report Anyama, met ses compétences en communication et gestion au service de la santé mentale, en mobilisant les communautés sur cette question cruciale. Défenseure de l'inclusion sociale et de l'autonomisation des femmes, elle s'investit dans la sensibilisation et l'éducation pour améliorer les services de santé mentale en Côte d'Ivoire. En juillet 2024, elle a lancé le projet "Éclat Intérieur", un camping collaboratif visant à briser les tabous autour de la santé mentale chez les jeunes. Ce projet proposait des ateliers sur la dépression, la confiance en soi, et incluait des activités créatives et introspectives pour encourager l'expression des émotions. Une cartographie réalisée en 2020 par les équipes de l’hôpital psychiatrique de Bouaké révèle que 541 camps de prière, ou « structures non conventionnelles en santé mentale », sont disséminés dans le pays. Parmi eux, 60 % sont d’obédience évangélique, 6 % d’appartenance islamique, et un tiers s’apparente à des services de médecine traditionnelle ou à vocation phyto-thérapeutique.
À l’instar de la Côte d’Ivoire, plusieurs pays africains ont intégré les maladies mentales à leurs politiques sanitaires globales. En 2021, des plans d’actions quinquennaux ont été votés au Kenya et en Ouganda, tandis que le Ghana et le Zimbabwe travaillent avec l’OMS pour développer leur offre de soins.
SUICIDE EN CÔTE D'IVOIRE : ENTRE TABOUS, MANQUE DE SPÉCIALISTES ET URGENCE D'UNE PRISE EN CHARGE
De nombreux défis restent à relever pour assurer une prise en charge efficace du suicide, même si la santé mentale est désormais considérée comme un problème de santé publique. Les initiatives citoyennes se multiplient en Côte d'Ivoire, contrastant avec le nombre limité de spécialistes en santé mentale. À Abidjan, une centaine de psychologues et psychiatres exercent pour une population de 6 millions d’habitants. En plus du manque de professionnels qualifiés, le coût d’une consultation, qui s’élève à 30 000 FCFA, et celui d'une séance de suivi psychologique à 20 000 FCFA, sont des freins majeurs, notamment pour un SMIC de 75 000 FCFA.
Malgré les efforts déployés, la stigmatisation et les perceptions taboues restent le talon d’Achille dans la lutte contre le suicide. Le poids de la honte et du secret au sein des familles constitue un facteur majeur dans la réprobation des cas de suicide, qu'ils soient tentés ou accomplis. Le coordinateur du PNSM, Médard Koua Asséman, explique : « Nous avons encore cette idée fausse qu'une personne dépressive ou suicidaire est un mauvais croyant. On dit que si quelqu'un a des idées noires, c'est qu'il ne croit pas vraiment en Dieu. Le suicide est perçu comme une honte pour les familles. » Moussa Coulibaly, médecin légiste et co-auteur d'une étude au CHU de Treichville, indique qu'un tiers des suicides survient sans facteur de risque identifiable, rendant leur anticipation difficile. Il préconise une vigilance accrue des familles face aux signes d'isolement, soulignant l'importance du dialogue familial. Le sujet du suicide reste tabou dans de nombreuses sociétés, car il est perçu comme une honte et peut nuire à la réputation des familles. Le légiste souligne que le silence autour de ce drame contribue à la sous-estimation du phénomène. Une étude menée en 2018 par l’équipe du professeur Yéo-Ténéna de l’Institut National de Santé publique (INSP) en Côte d'Ivoire, auprès de 387 médecins, révèle que 42,20 % d'entre eux pensent que soigner la maladie mentale pourrait avoir un impact négatif sur le comportement des psychiatres. Cette perception reflète la persistance de la stigmatisation des maladies mentales, même au sein du corps médical. Elle souligne la nécessité de sensibiliser davantage les professionnels de santé pour réduire ces préjugés et améliorer la prise en charge des troubles mentaux.
L'éducation et la sensibilisation constituent un maillon essentiel dans la gestion des problématiques de santé mentale. Kouassi Blé Akissi Marie Aimée, spécialiste en communication pour le changement comportemental et sociétal, souligne avec acuité l'impact ambivalent des réseaux sociaux et des médias dans la gestion des cas de suicide. D'une part, ils offrent un moyen puissant de sensibilisation et d'information à grande échelle, permettant de diffuser des messages de prévention et de soutien. Cependant, leur usage non encadré peut aussi générer des effets dévastateurs. Le phénomène de l’effet Werther en est un exemple frappant. Le manque de régulation, précise cette spécialiste de la communication, des contenus diffusés sur les réseaux, notamment ceux choquants ou sensationnalistes, aggrave ce risque en exploitant la souffrance à des fins d'audience. Ainsi, la prolifération d'images traumatisantes porte atteinte à la dignité des victimes et accentue la douleur des familles. Pourtant, une utilisation responsable des réseaux peut inverser cette dynamique. Les campagnes virales de prévention, le partage de ressources d’aide psychologique et les espaces d’expression pour les personnes en détresse démontrent que les médias peuvent aussi être un outil de transformation sociale positive. La clé réside dans l’éthique et la responsabilité des acteurs de ces plateformes.
PRÉVENIR LE SUICIDE : UNE ACTION COLLECTIVE POUR BRISER LE SILENCE ET PROTÉGER LES VIES
La France a réussi à réduire son taux de suicide grâce à sa Stratégie nationale de prévention du suicide. Selon un rapport de septembre 2023 de la Direction Générale de la Santé, plusieurs actions clés ont été mises en place. L'Action 1, nommée VigilanS, permet de garder le contact avec les personnes à risque, réduisant le risque de réitération suicidaire de près de 40 %. L'Action 2 vise à rénover les formations pour les professionnels de santé afin d'améliorer la détection et l'intervention. L'Action 3 se concentre sur la prévention de la contagion suicidaire en identifiant et en intervenant sur les lieux à risque. Enfin, l'Action 4 consiste à créer un numéro national de prévention du suicide, offrant une ligne d’écoute dédiée. Ces mesures intégrées renforcent les efforts de prévention et contribuent à une réduction significative des taux de suicide en France.
Le 2e Congrès international de la francophonie en prévention du suicide, tenu à Liège (Belgique) en octobre 2002, a présenté des solutions adaptées pour la prévention du suicide en milieu scolaire. Ces propositions pourraient être appliquées en Côte d’Ivoire pour mieux encadrer les adolescents à risque. La prévention primaire vise à promouvoir le bien-être des jeunes par une éducation à la santé, en renforçant leur estime de soi et leur capacité à s’exprimer. Cela nécessite un environnement scolaire favorable et des adultes formés pour accompagner les adolescents en difficulté. La prévention secondaire repose sur l’écoute active et la communication avec le jeune, sans aborder directement le suicide, mais en restant attentif aux signes de mal-être (isolement, violence, etc.). L'adulte doit intervenir de manière appropriée, tout en connaissant ses propres limites, et en mobilisant des ressources internes et externes. La post-vention du suicide implique des actions après un décès par suicide pour gérer les conséquences psycho-sociales. Il est essentiel de reconnaître les émotions des élèves affectés et de prévenir le risque de contagion en offrant un soutien psychologique et en s’appuyant sur des réseaux de professionnels pour accompagner le groupe et les adultes concernés.
Le professeur Kouakou Yao Simon déclare que la prévention des suicides doit prendre en compte certaines actions relevant des pouvoirs publics. Il s’agit, insiste le psychosociologue, d’augmenter le pouvoir d’achat des populations afin de résoudre les problèmes existentiels, qui sont de véritables sources de stress. « Dans certains cas, il faut orienter la population vers des structures de prise en charge psychosociale pour les aider à faire face à des réalités sociales perturbatrices. Dans d’autres cas, il est nécessaire d’orienter les individus ayant des tendances suicidaires vers des centres spécialisés dans le but de reconstituer leur personnalité », propose l’universitaire, avant de conclure : « Les autorités dirigeantes doivent accroître les structures de formation des jeunes pour améliorer leur employabilité. »
Quant à la société civile, l'une de ses figures de proue, Pulchérie Gbalet, affirme que, pour prévenir ces drames, il n'est pas nécessaire de chercher midi à quatorze heures : il faut promouvoir une bonne gouvernance et créer un climat d'espoir dans toutes les couches sociales. Parallèlement, la Pca de ACI appelle à un renforcement de l'encadrement psychologique, en particulier pour les jeunes, en équipant les hôpitaux de psychologues compétents. Cependant, pour que cette mesure soit efficace, elle recommande une vaste campagne de sensibilisation, car la consultation de psychologues reste encore peu courante dans nos sociétés.
Pour protéger les personnes vulnérables et la population contre les cas de suicide, les spécialistes insistent sur l'importance cruciale des médias dans cette lutte. Kouassi Blé Akissi Marie Aimée, spécialiste en communication pour le changement comportemental et sociétal, souligne que les médias doivent jouer un rôle prépondérant dans la sensibilisation à la santé mentale et au suicide. Elle insiste sur la nécessité de traiter les cas de suicide avec éthique, tout en évitant de tomber dans le sensationnalisme, qui pourrait aggraver la situation. Elle affirme qu'une approche responsable dans la diffusion des informations sur le suicide est essentielle pour prévenir toute manipulation de ces données sensibles. De son côté, le Dr Samuel Traoré, psychiatre à l’Institut National de Santé publique (INSP) d'Abidjan et expert en addictologie, plaide pour une meilleure médiatisation de la santé mentale. Il recommande d’adopter une approche de proximité, notamment communautaire, et d’utiliser un langage simple et accessible pour toucher un large public. Selon lui, il est également nécessaire de déconstruire les préjugés liés aux maladies mentales et aux malades eux-mêmes. Pour cela, il suggère de diffuser des capsules vidéo brèves sur les réseaux sociaux afin d’informer et de sensibiliser le public. Enfin, il appelle les professionnels des médias à offrir une large couverture des journées internationales de la santé mentale et de la lutte contre le suicide.
Le phénomène du suicide en Côte d'Ivoire représente un défi majeur de santé publique qui nécessite une approche globale et une action coordonnée. Les facteurs sociaux, économiques et psychologiques contribuent à cette problématique, soulignant l'importance d'une sensibilisation accrue et d'une éducation sur la santé mentale. Il est impératif que les pouvoirs publics, la société civile et les médias collaborent pour promouvoir une culture de soutien et de compréhension. En intégrant des services de santé mentale à tous les niveaux du système de santé et en renforçant l'encadrement psychologique, particulièrement pour les jeunes, la Côte d'Ivoire peut espérer réduire le taux de suicide et offrir un climat d'espoir à ses citoyens. La prévention passe également par une meilleure gouvernance et la création de conditions de vie propices au bien-être. Seule une action collective et déterminée permettra de lutter efficacement contre ce fléau et d'améliorer la qualité de vie des Ivoiriens.
Ce visuel pour apporter un soutien aux personnes en détresse psychologique. (Illustration IV)
Patrick KROU