Fête du Djidja, célébration de l'unité, du pardon et de la cohésion

Fête du Djidja, célébration de l'unité, du pardon et de la cohésion

10/11/2024 - 19:43
Fête du Djidja, célébration de l'unité, du pardon et de la cohésion
Fête du Djidja, célébration de l'unité, du pardon et de la cohésion

Les 28, 29 et 30 septembre 2024, à Grand-Morié, sous-préfecture d'Agboville, dans la région de l'Agnéby-Tiassa, le peuple Abbey a célébré sa traditionnelle fête du nouvel an. À travers ce reportage que nous publions en trois parties, notre envoyé spécial vous plonge au cœur de cette célébration de l'unité, du pardon et de la coexistence pacifique dans la capitale du canton Morié.

Dans cette première partie, notre journaliste décrit l'effervescence créée autour de cette commémoration qui, depuis cinquante ans, rythme la vie de la communauté Abbey des quinze villages du canton Morié.  Reportge, première partie !

Le chef de terre, Nanan Kokola Jean, exécutant la libation pour bénir le passage à la nouvelle année en pays Abbey, dans le canton Morié.

L’effervescence

Vendredi 27 septembre 2024. Dans le véhicule Massa qui nous conduit du centre-ville d’Agboville à Grand-Morié, la longue attente a une incidence sur les passagers. Les esprits sont à fleur de peau.

Le jeune convoyeur en fera les frais lorsqu'il essaie de trouver une place pour un passager dans le véhicule déjà chargé à ras bord.

Sur les quatre sièges habituellement réservés pour quatre personnes, le chauffeur et son « coxer » ont disposé leurs clients de sorte à en asseoir six sur une rangée. Et ce, au mépris des règles élémentaires de sécurité routière. Je me demandais s’ils savaient seulement ce que signifiait la sécurité routière.

« Où est la place ? » le prennent à partie des passagers aux mines renfrognées. Malgré la pluie qui tombe dru sur le tacot, le chauffeur appuie à fond sur l'accélérateur pour dévaler les 12 kilomètres sur une belle voie ornée d’asphalte. Le véhicule déchirait le vent, qui pénétrait violemment dans l’habitacle, faisant virevolter les sachets plastiques et décoiffant les élégantes coiffures des passagers.

« Donne ma monnaie », réclament des passagers, refusant de supporter l’augmentation inopinée et délibérée suscitée par l’effervescence de la fête dans tout le canton Morié. Comme c’est souvent le cas dans les véhicules de transport en commun, l’apprenti feint de ne pas entendre les plaintes de ses clients. Dans la ferveur des échanges houleux, nous débarquons dans le village d'Ernest Boka.

Dans cette bourgade de 25 302 habitants, selon le recensement général de la population et de l’habitat (RGPH) 2021, les taxi-brousses vont et viennent à un rythme saccadé. Le vrombissement de leurs différents moteurs se mêle à l’ambiance surchauffée par l’effervescence provoquée par la fête. Bagages sur la tête, sacs portés en bandoulière, les Abbey de la diaspora descendent sur la place du marché. Au milieu des baluchons, des volailles, au regard penaud, supportent la cohue, se laissant transporter nonchalamment. Le comité d’accueil, lui, est rustique. À la vue d’un proche ou d’un invité, les membres des familles s’écrient presque en chœur : « Atouhou » (NDLR : bonne arrivée en langue Abbey). Les habitations se remplissent à mesure que les heures s’égrènent.

« Cette année, la fête sera belle, ça commence bien », confesse un quarantenaire, éméché comme un Polonais, après avoir ingurgité des litres de « sang du Christ » – le vin rouge. L’ambiance est fiévreuse dans les bistrots et cabarets. La joie est telle qu’elle se ressent à travers les nombreuses bouteilles décapsulées, les senteurs frénétiques de volailles boucanées et les parfums envoûtants de poissons braisés. Une odeur de fête...

Dans la famille de l’infirmier qui m’accueille en ce vendredi soir du 27 septembre 2024, la frénésie de la fête a déjà fait ses premières victimes. Deux poules pondeuses sont sacrifiées pour servir le dîner.

 

Un échassier s’invite à la fête

Au cœur des concessions, les décibels résonnent avec force et acuité. Des couplets traditionnels aux « roucassecasse » de la musique made by les DJ et artistes coupé-décalé, les haut-parleurs hurlent à tue-tête. Je prends mes quartiers dans un maquis bondé, où une jeune dame d'origine Yacouba de Man découpe avec vigueur des morceaux de viande épaisse, surmontée de chair rougeâtre. Vêtue d'une robe légère à petites manches et d'un décolleté aguichant, elle laisse entrevoir sa poitrine, tandis qu'une dangereuse fente sur le côté gauche dévoile ses cuisses galbées.

Dans l’enceinte, ses morceaux de « gabriel » accompagnés de bière s'arrachent comme des petits pains. Sur la musique de Bob de Nair « Womi avec lait », un échassier fait irruption et attire l'attention de tous. Sa prestation ne laisse personne indifférent. Dans la pénombre, les téléphones portables sont brandis pour le « snapper ». Ses trois performances, notamment sur les morceaux « Chewing-gum dans tes reins » de Tamsir, extasient l’assistance. Il réussit à récolter quelques billets de banque avant de disparaître dans le noir, tout aussi furtivement qu’il était apparu.

Sous une fine averse, les bistrots et buvettes deviennent les seuls refuges pour les noceurs. « La pluie-là nous veut quoi même », déplore un client. Des silhouettes aux corps maigres « skinny » et corpulantes « Apoutchou » aux coiffures extravagantes et colorées, habillées de petites culottes sexy, déambulent dans l’obscurité, seules ou accompagnées, sillonnant les coins de beuverie où l’alcool coule à flots. Ces tenues peuvent réveiller les appétits lubriques, même chez un eunuque. Sacs à main en bandoulière ou accrochés à leurs bras, elles se faufilent dans la foule.

Des commerçantes, tenant des étals circonstanciels, proposent des poissons braisés et du kedjenou de poulet. Certaines femmes callipyges se trémoussent dans le noir pour aguicher les potentiels « pigeons », leur offrant à boire avant de filer à l'anglaise, à l'insu de ces derniers, si ceux-ci manquent de vigilance. Une jeune femme dans la vingtaine, moulée dans une robe serrée laissant deviner ses rondeurs disproportionnées, se moque de ces situations en répétant en chœur ce que chantonnait Meiway de manière prémonitoire aux coureurs de jupons : « La nuit, tous les chats sont gris ».

Des jeunes filles, à peine pubères ou fraîchement nubiles, ne comptent pas se laisser voler la vedette. Avec des postérieurs aussi pointus qu’une aiguille ou rebondis comme le mont Nimba, et des poitrines dressées comme des papayes solo ou minuscules comme des citrons, ces « fraîchinis » en mini-jupes réussissent à se faire remarquer. Elles veulent prouver qu'elles sont tout aussi coquettes et stylées les unes que les autres, et qu’elles aussi peuvent « servir la communauté ».

Cet échassier a apporté une touche particulière à l'ambiance chaleureuse de la fête dans ce maquis.

Dans un kiosque à café, je fais la connaissance de Charlotte. Elle a lancé son business de spaghettis et ça marche bien, me confie-t-elle. Originaire d'Arragué, elle vivait avec un proche à Abidjan avant de rejoindre le village de Grand-Morié. Pour monter son projet, elle m’explique qu’elle a dû travailler comme « manawa » (aide-maçon sur un chantier) afin de réunir les 80 000 FCFA nécessaires à la création de son kiosque.

Ayant pris mon travail à bras le corps, en parcourant les artères labyrinthiques du village, je me suis retrouvé à goûter une curieuse combinaison : attiéké aux spaghettis. Puis, je suis allé me coucher dans les bras de Morphée. J’avoue que ce n’était pas mal du tout ! Si vous en avez l'occasion, testez cette recette, vous ne le regretterez pas.

La fête du Djidja est aussi l’occasion pour les filles et fils du canton, venus de la diaspora, de faire leur « come-back to the native village ». Ces retrouvailles se déroulent dans une ambiance où chacun exhibe son pouvoir d’achat : belles fringues, coiffures sophistiquées, téléphones dernier cri… Bref, tout pour afficher son « bling-bling » et montrer qu’on est « swag » ou « frais », c’est-à-dire stylé et à la mode.

Les véhicules ont continué à déverser des passagers jusque tard dans la nuit. Les quelques patrouilles dissuasives de la brigade de gendarmerie d’Agboville, présentes dans les venelles de Grand-Morié, ont apporté une impression de sérénité et de sécurité, dissuadant ainsi les éventuels fauteurs de troubles.

 

La règle d’or en milieu rural

À mon arrivée à Grand-Morié, je retrouve mon guide à la gare, Boka Aimé, avec qui j'avais pris contact depuis Abidjan. Comme à mon habitude, je lui demande de m’accompagner pour présenter mes civilités au chef du village. Après avoir traversé la largeur de cette grande bourgade de 28 000 âmes, comme me le précisera plus tard cet ancien officier de gendarmerie à la retraite, désigné "Ohouchi", nous arrivons au domicile de cette autorité coutumière. Cet ancien fonctionnaire, reconverti en chef de village, a construit une belle bâtisse sur une superficie de 500 mètres carrés.

Mon guide et moi sommes reçus sur sa vaste véranda. En un clin d'œil, j'aperçois, d'un coup d'œil furtif dans son grand séjour, au moins deux salons, dont l'un est orné de fauteuils Louis XIV. À peine les présentations faites, le chef me confie : « Vous avez bien fait de venir me voir avant de commencer votre reportage. Ce matin (NDLR : matinée du vendredi 28 septembre), vos confrères d’Agboville TV ont failli se faire tabasser. »

Il poursuit en relatant que l’équipe d’Agboville TV, venue pour réaliser un reportage pour leur chaîne en ligne, s’est rendue sur la place du marché pour filmer et prendre des images. Des jeunes, excités et en colère, s’en sont pris aux journalistes, leur arrachant de force micros et caméras. Les malheureux ont été conduits manu militari à la cour royale pour des explications. Une fois cet imbroglio dissipé, ils ont pu reprendre leur travail. La règle d’or : toujours venir présenter ses civilités pour éviter bien des désagréments.

 

La fête Djidja ou la célébration de la moisson

Kouadio Brou Marie Josiane, le corps et le visage enduits de kaolin, est en pleine séance d'épluchage d'un tubercule d'igname.

 

Samedi 28 septembre 2024. La fête Djidja, célébrée chaque année en septembre, est une tradition lunaire ancrée dans la culture Abbey. Le doyen Ikpé Yavo Étienne, 86 ans, m'explique que cette fête, qui marque la fin de la moisson, se déroule sur trois jours, en fonction de l'apparition et de la disparition de la nouvelle lune. Pour les habitants du canton Morié, cette célébration prend place en septembre, bien que la date exacte varie chaque année, car elle dépend de l’apparition de la nouvelle lune. « La semaine Abbey compte six jours, et la fête Djidja célèbre la réapparition de la lune qui annonce le mois d’octobre », précise-t-il.

Selon lui, le calendrier Abbey, composé de 12 mois comme le calendrier grégorien, inclut 313 jours lunaires. Chaque canton Abbey célèbre Djidja à des périodes différentes, le mois de septembre étant dédié au canton Morié, octobre au canton Tchoffo, novembre à Kohon, et ainsi de suite. Ces trois jours sont chômés et fériés, et aucune activité champêtre ni funérailles ne sont autorisées.

L’ancien secrétaire général du chef de canton souligne l'importance des retrouvailles lors de Djidja : les familles se rassemblent, souvent venant de loin, pour célébrer en grande pompe. Contrairement à l’idée répandue, Djidja n’est pas exclusivement une fête de l’igname. Ohouchi Adou N'gbesso, le chef de village de Grand-Morié, me raconte l’historique de cette fête. « Djidja est une fête de purification, apportée par nos ancêtres Abbey qui l’ont adoptée durant leur séjour au Ghana », explique-t-il.

Le terme "Djidja" se traduit par « aller se laver ou se plonger dans l'eau », une référence à la purification spirituelle. Autrefois, hommes et femmes vêtus de blanc se rendaient à la rivière sacrée pour un bain symbolique. « Le Nanan, chef de terre, bénit la population et chasse le mauvais sort lors de cette cérémonie », conclut Ohouchi Adou N'gbesso, précisant que l'igname est un symbole de récolte plutôt qu’un élément central de la fête.

Des femmes de la famille Affia, à Grand-Morié, en pleine préparation du foufou.

Le premier jour de la fête Djidja, appelé "Echô", est un jour sacré et profondément mystique chez le peuple Abbey. Il marque le début des rituels de purification qui se déroulent dans les rivières sacrées.

Le doyen Ikpé Yavo Étienne m’explique que pour les Abbey, tout est hiérophanie – chaque élément naturel, des rivières aux montagnes en passant par les plantations, est porteur d'une dimension spirituelle et mérite respect et vénération.

C'est pourquoi ce premier jour de la fête est dédié aux offrandes aux ancêtres, aux esprits des morts et aux génies, avec des repas composés de foufou d'ignames et de poulets ou coqs blancs, comme l'exige la tradition.

Le chef du village, Ohouochi Adou N’gbesso, souligne l'importance mystique de l'igname, particulièrement prisée par les génies. Après le bain de purification, qui est un acte central de la journée, les participants reviennent au village pour partager un repas en famille. Seules les ignames et le poulet sont consommés, symbole de pureté et de respect pour les divinités qui les ont protégés tout au long de l'année. Le chef me confie également qu'il y a des rituels spécifiques selon les croyances de chacun – certains offrent des prières aux rivières sacrées, tandis que d'autres se rendent à l'église.

La tradition veut que chaque famille fondatrice ait sa propre rivière sacrée pour réaliser ce rituel de purification. La famille royale Affia, par exemple, se purifie dans la rivière Akrodji, tandis que les autres familles du village se rendent à la rivière Ogbo. Ces bains sacrés sont essentiels pour marquer la transition spirituelle et préparer les familles à la fête.

Ohouochi Adou se remémore avec nostalgie l’ambiance qui régnait dans les foyers la veille de Djidja. Tout le monde s’activait pour nettoyer et décorer la maison, et les différends familiaux étaient résolus. Le chef me raconte une anecdote touchante sur deux sœurs, Yaba et N'goran, qui étaient en conflit. Lors de Djidja, la communauté a œuvré pour les réconcilier, et elles ont fini par se pardonner et fêter ensemble, dans un élan de paix et de pardon, un aspect fondamental de cette fête.

Alors que je me trouve parmi les participants à la procession, tous habillés de blanc et couverts de kaolin sacré provenant des rivières mystiques, je rencontre Kouadio Brou Marie Josiane. Le visage marqué de kaolin, elle vient de se purifier et se prépare à toucher l'igname qu'elle va cuisiner pour sa famille. Elle m’invite chaleureusement à rejoindre la famille Assadjè, une des plus influentes du village. Une fois sur place, je suis frappé par l’effervescence des préparatifs. Personne ne reste inactif, même les enfants participent en aidant à plumer et découper la volaille, la seule protéine animale autorisée lors du jour sacré d'Echô.

Au milieu de la cour, un grand feu de bois crépite, préparé avec trois fagots symboliques. L'atmosphère est solennelle et joyeuse, et chaque geste, chaque rituel semble imprégné d'une profonde spiritualité.

 

Voici l'image représentant un foyer traditionnel avec trois fagots de bois, symbolisant l'unité et la réconciliation dans les familles.

Selon N’gbesso Idasse, secrétaire général du chef de village de Grand-Morié, les trois morceaux de bois utilisés pour allumer le feu pendant la préparation des repas de la fête Djidja symbolisent la réconciliation et l'unité au sein de la communauté. Il explique cette symbolique avec une métaphore simple mais puissante : « Un seul doigt ne peut pas attraper le poux de la tête. Il faut unir deux ou trois doigts pour le faire. » Ce proverbe illustre l’importance de la cohésion et de l’union qui doivent prévaloir dans les familles avant le début de cette fête sacrée.

Pour les préparatifs de la fête, quatre poulets africains ont été sacrifiés, une offrande nécessaire pour les rituels de la journée. En l'absence de la mère de la famille, qui s'était rendue à Agboville avec son mari, c'est Kouadio Josiane, la fille aînée, qui a pris les rênes de l'organisation. Véritable chef d'orchestre, elle dirige les préparatifs avec une autorité naturelle, distribuant des instructions précises. Tout le monde suit ses directives à la lettre. Josiane, après avoir assuré que chaque tâche était bien répartie, s'installe devant un tas de tubercules d'ignames qu’elle commence à éplucher. Ces ignames seront transformés en foufou, un plat incontournable de la fête, qui sera accompagné d'une sauce claire.

Dame N’guessan Ella Clarisse m'explique la préparation particulière de cette sauce : « Dans cette sauce claire, nous n’utilisons pas d’aubergines. Une fois les tubercules d'ignames épluchés, nous mettons la marmite sur le feu, posé sur les trois bois symboliques. Nous ajoutons les morceaux de poulet bien lavés, puis les ignames coupés en carrés. Trois œufs sont également ajoutés dans la marmite, et ceux-ci seront équitablement partagés entre les enfants de la maisonnée. » Elle poursuit en évoquant les traditions transmises par ses parents, où il était d’usage d'ajouter un carton entier d'œufs. Chaque enfant recevait alors un œuf entier, sans le diviser, pour le savourer lors du repas, une pratique qui perdure aujourd'hui.

La sauce est parfumée avec des feuilles de Kablai, une épice traditionnelle utilisée pour aromatiser les sauces et soupes. On y ajoute du piment en poudre, des cubes d’assaisonnement, et de l’huile rouge. Une fois les ignames bien cuits, ils sont retirés du feu et pilés dans un mortier pour obtenir une purée solide, le foufou. Ce plat est ensuite partagé entre tous les convives, marquant un moment de convivialité et de partage.

Alors que je suis les préparatifs, je fais la connaissance de Kouadio N’guessan Rodrigue, le frère aîné de Josiane. Dès que je lui présente mon reportage documenté sur la fête Djidja, il accepte avec enthousiasme de devenir mon guide. Il m'accompagne dans la cour royale des Affia, la famille fondatrice et propriétaire terrienne du village. Le patriarche de la famille, Nanan Bédé Koffi, est décédé, et le nouveau chef de terre n'a pas encore été désigné. Les fils du défunt m'expliquent avec fierté la symbolique profonde de la fête Djidja et les différents rites qui la composent, me plongeant davantage dans la richesse des traditions Abbey.

Grâce à Rodrigue, j'ai pu saisir toute la dimension spirituelle et communautaire de cette fête, où chaque geste, chaque plat, chaque parole est imprégnée de sens, réaffirmant les liens entre les vivants, les ancêtres, et les divinités protectrices du village.

 

À 9h50, alors que mon guide Rodrigue et moi arpentons les ruelles du village, une scène inattendue nous arrête net. Une femme imposante, vêtue de blanc, nous interpelle avec une énergie bienveillante, presque implorante, pour que nous partagions son repas avant de poursuivre notre chemin. Son invitation, impossible à décliner dans ce contexte de la fête Djidja, nous attire devant une montagne de nourriture. Cette dame, dont la poitrine généreuse témoigne d’une maternité fertile, incarne à elle seule l’abondance et la convivialité caractéristiques de cette célébration.

Le repas qu'elle nous sert est typique et symbolique de la fête : du foutou d’igname accompagné de poulet à la sauce claire enrichie d’huile rouge. Dans l'assiette, de généreux morceaux de poulet reposent à côté d’un œuf, une scène presque poétique où ces aliments semblent s’entremêler avec grâce, entourant les deux boules de foutou. Fidèles à l’esprit de Djidja, la fête de l’unité et du partage, nous partageons cet œuf de manière équitable, comme il est de coutume.

Bien que je ne sois pas particulièrement friand du foutou, je me retrouve à apprécier ce mets pour ce qu'il représente : une invitation chaleureuse à vivre pleinement la fête dans toute sa générosité. Ce jour-là, à l’avant-dernier jour du mois de l’année en pays Abbey, j’ai l’honneur d’être accueilli et nourri par six familles. Chaque fois, je mange sans possibilité de me dérober, car refuser un repas pendant Djidja est perçu comme un affront à l'hospitalité de mes hôtes.

Si un jour vous êtes invité à participer à la fête Djidja, voici un conseil précieux : ne refusez jamais de la nourriture, même si vous êtes rassasié. Vous risquez de vexer vos hôtes. L’astuce est de manger un peu à chaque invitation, car vous serez sans doute convié à de nombreux repas tout au long de la journée.

Il en va de même pour la boisson. Lorsque vous êtes repu, terminez toujours par la formule consacrée : « Offo Nassè oh », qui signifie « Rendons grâce à Dieu », avant de prendre congé de vos généreux hôtes.

 

Une vue d'un plat de foutou d'igname à l'huile rouge, surmonté d'œufs de poule et accompagné de la sauce claire, typique de la fête Djidja.

Dimanche 29 septembre 2024, ce jour, appelé "Ekichi", est le deuxième jour de la fête, marqué par des célébrations festives et conviviales.

Il s'agit d'un moment de détente où aucune restriction alimentaire n'est imposée. Au menu, les mets du terroir s’offrent à nous, et cette fois-ci, le foutou de banane se présente comme plat principal, accompagné de différentes sauces locales.

Ce jour-là, l'hospitalité du peuple Abbey se met à l'épreuve, avec les vingt-et-une familles du village qui se bousculent et rivalisent pour attirer le plus grand nombre de convives. Selon mon guide Rodrigue, le nombre d’hôtes dans une famille dénote son degré d’amabilité, de générosité et de jovialité.

Alors que les femmes s'affairent dans les ménages, les hommes se mesurent en ingérant un nombre impressionnant de bouteilles. Ils se saoulent avec de la liqueur locale, le "Koukoutou", et d'autres spiritueux importés. Il vaut mieux faire attention si, la veille, vous n’avez pas pu honorer une invitation. Ne pas répondre à une invitation est perçu comme un véritable affront.

Mon guide, qui n’a pas pu se rendre chez son grand-père, en fait l'expérience amère. L’aïeul le réprimande violemment : « Je n’aime pas ce que tu fais. Tu n’es pas venu manger et ton repas est resté ici. » Mon guide, avec son téléphone collé à l’oreille, se frotte la tête et me lance un sourire narquois : « On ne peut pas tout manger… »

Dans les foyers que nous visitons, des femmes épluchent des montagnes de bananes et des tubercules de manioc. La volaille est également au menu, avec des poulets qui ont été ligotés et sacrifiés pour honorer la fête.

Des jeunes s'activent à les plumer, tandis que d'autres sont en pleine séance de dépeçage, montrant une telle dextérité qu’on pourrait croire qu’ils ont reçu une formation en chirurgie animale. Dans d'autres concessions, des coups de pilon se font entendre alors que les parents et aînés échangent à bâtons rompus. Les débats, parfois décousus, sont alimentés par la liqueur « Gin » ou « Rhum ».

L’hospitalité en pays Abbey, surtout à Grand-Morié, est bien connue. Les habitants sont d’une chaleur et d’une attention si grandes que, si vous n’y prenez garde, vous vous sentez vite mal à l’aise. Dans une habitation où je suis en transit, le maître des lieux insiste pour que je partage un repas. Je m’efforce de le rassurer en lui disant que je dois rencontrer un conseiller du chef de terre pour qu’il m’explique les rites et rituels de la fête, mais l’homme refuse d’entendre raison : il faut manger, c'est incontournable. La peur s’installe dans mon esprit ; je sais que je vais être confronté à la même réalité que la veille : manger au-delà de la satiété. Je mange donc du foutou de banane avec une sauce claire avant de partir.

Pendant le repas, Kouadja Yao Guillaume, le maître de maison, me parle avec fierté de ses douze enfants issus de ses deux épouses, et notamment de sa toute dernière, qui vient de célébrer son cinquième anniversaire. Lorsque je l’interroge sur la gestion quotidienne de sa maisonnée, il me chuchote : « La vie, c’est technique. Si tu veux, viens apprendre chez moi. » Je le regarde, hébété, car j’ai déjà des soucis avec mes trois étudiants, qui pèsent lourdement sur mes finances.

En ce lieu, je découvre qu’un dépositaire, dont l’un des enfants est attablé en face de moi, serait l’un des derniers garants de la tradition. Je demande à le rencontrer immédiatement. D’un commun accord, le jeune homme accepte de m’accompagner chez son père. Après avoir serpenté dans les ruelles du bourg, nous arrivons chez le patriarche, dans un quartier à l’appellation étrange, "Min da mon bô". Ce vieil homme, aux cheveux blancs et aux joues bien galbées, est de petite taille. Son fils aîné, Yavo Jean-Jacques, me raconte que son père aurait dû devenir instituteur, mais à cause de son petit gabarit, il aurait refusé ce métier pour éviter d’être malmené par des élèves plus grands que lui.

Yavo Ikpé Étienne me raconte l’histoire de la fête Djidja. À la fin de notre entretien, sur sa recommandation, ses filles, qui s'affairent à la cuisine, me servent un succulent plat de biokosseu.

 

Lundi 30 septembre 2024, le troisième jour de la fête, appelé "Ovo", est considéré comme le jour le plus important. C'est le moment des rituels, tels que les bénédictions du chef de terre, et ce jour est également dédié aux danses et aux festivités culturelles. Après la fête des prémices, le "Djidja" marque la fin de l'année agricole en pays Abbey, tout en symbolisant le début d'une nouvelle année.

Dans la matinée, les vingt-et-une familles du village se préparent à se réunir sur le lieu où se déroulera la libation. À 14h, les premiers arrivants ont lieu sous plusieurs bâches. Peu à peu, une grande assemblée se constitue, rythmée par les sons de l'orchestre du grand tambour Parleur et des divers tambours Abbey. En procession, chaque grande famille, avec son patriarche à sa tête, converge vers la place publique, précédée d'une jeune fille nubile en tenue locale, transportant sur sa tête un pot contenant du bandji, un vin de palme alcoolisé obtenu par fermentation naturelle de la sève de palmier. J'apprends que le fond de boisson restante est recueilli pour concocter un cocktail destiné au chef de terre, qui effectuera la bénédiction de la population.

Je suis ébahi devant les spectacles des trois quartiers originaux qui composent le village. Sur l'espace dédié, les quartiers Evé, Affia et Orou exécutent la danse "Etchigbalan", la danse des grands événements. Je suis subjugué par la diversité et les sonorités des chants folkloriques synchronisés qui s'échappent des instruments traditionnels. Le chef de village, Ohouochi Adou N'gbesso, est entouré de ses onze notables et d'hommes libres appelés "oho-vievi". Au centre de l'assemblée trônent trois objets sacrés : une lance, une statue et une chaîne.

Selon le doyen Yavo Étienne, ces objets sacrés sont descendus du ciel. « J'ai appris de mes ancêtres qu'il y a trois objets qui sont venus du ciel pour atterrir dans le village de Grand-Morié : une lance, une statue et une chaîne. Ces objets sacrés symbolisent la puissance de notre village. La chaîne a disparu aujourd'hui. Peut-être que les totems n'ont pas été respectés. Il ne reste plus que la lance et la statue », me confie le doyen d'âge du village.

La statue et la lance, objets sacrés du peuple, sont exposés au public lors du troisième jour des cérémonies.

Puis arrive Nanan Kokola Jean, le chef de terre en exercice, vêtu de sa tenue d'apparat entièrement blanche. Son cortège est précédé de prêtresses traditionnelles appelées "Komian". Ces devineresses répandent de la poudre sacrée de kaolin, me confirment-t-on, pour exorciser les mauvaises sortes, conjurer les esprits maléfiques et sécuriser mystiquement le

Sa majesté, le chef de terre, est issu de la famille Affia. Dans la cosmogonie Abbey, le pouvoir exécutif, notamment celui de la chefferie de terre, est partagé entre la grande famille Affia, dont les démembrements sont : Affia Kpolobosso, Affia Kangabosso et Affia Wahin.

L'exercice du pouvoir de la chefferie de terre se fait de manière alternée. Si le chef de terre actuel, issu de la famille Kangabosso, venait à trépasser, le pouvoir reviendrait à la famille Affia Wè.

 

Une prêtresse, "Komian", tenant sa cuvette de kaolin, en pleine distribution de son élixir aux demandeurs. 

Le vieux Yavo Étienne m'a appris que le chef de terre joue un rôle indispensable dans la réalisation des rituels, étant responsable de la bénédiction de la communauté. Il conduit les rituels de purification et s'assure que la tradition est respectée en offrant des boissons rituelles aux esprits ou aux ancêtres. Ce processus vise à apporter la paix, la santé et la prospérité à tout le village.

À ma droite, un cinquantenaire qui épie la conversation m'interrompt tout à coup. Il me murmure qu'en 2008, un chef de famille a eu l'outrecuidance d'attaquer le chef de terre central du canton Morié. La phrase a été sans appel : ex-communion. Sa famille a également été sommée de quitter le village manu militari.

Alors que la cérémonie se poursuit, le moment fatidique de la libation arrive. Toute la place est faite au chef de terre, Nanan Kokola Jean. C'est un instant solennel, et l'assemblée retient son souffle. Dans son discours, le chef de terre demande « à les rivières, aux ancêtres de tout le canton Morié de bénir tous ceux qui sont venus et qui doivent retourner, qu'ils reçoivent la santé pour revenir l'année prochaine ». La symbolique de la bénédiction est l'unité et l'union, traduisant la solidarité entre les vingt-et-une familles du village. Cette bénédiction renforce les liens intergénérationnels et intercommunautaires entre les différentes communautés autochtones, allochtones, allogènes et étrangers vivants à Grand-Morié.

Les rites et rituels qui fondent la culture, la civilisation et la tradition du peuple abbatial doivent être perpétués par les générations futures. La préservation des traditions est une souffrance majeure pour les jeunes de Grand-Morié. Mon guide, Kouadio Rodrogue, participe à la fête Djidja pour approfondir son apprentissage afin de le transmettre à ses proches.

« J'ai grandi au sein de trois grandes familles à Grand-Morié : la famille Affia, la famille Adodjè et la famille Assadjè. Dans la famille Affia, nous avons l'habitude de laver les masques. Contrairement à ce que certains pensent, il n'y a pas que dans l'ouest ou le nord qu'on trouve des masques, chez nous aussi il y en a.

Cependant, chez nous, les masques ne sont pas toujours visibles au grand public. En grandissant dans la famille Affia, j'ai appris beaucoup de choses en m'occupant des masques. Aujourd'hui, je transmets ces connaissances à mes jeunes frères et à mes enfants pour que la tradition continue de vivre », m'a-t-il rassuré.

De son côté, Kouadja Yao Guillaume, un jeune de Grand-Morié, confirme que les rituels et coutumes autour de la fête des ignames sont encore bien conservés et respectés. Malgré les évolutions de la société, ce jeune cultivateur précise que les fondamentaux de cette célébration restent fidèles aux pratiques établies par leurs ancêtres, assurant ainsi la continuité de cette tradition au sein de la communauté. Il souligne son engagement personnel pour la transmission et la pérennisation de cette fête jusqu'à sa mort. Il considère que participer à la fête est non seulement un devoir, mais aussi une source de fierté, car c'est une tradition profondément ancrée dans leur identité collective.

Guillaume est conscient de l'importance de transmettre cette tradition à ses enfants. Il leur enseigne que la fête des ignames est une célébration culturelle et traditionnelle, bénie par Dieu, et qu'ils doivent donc la respecter et la continuer. Il met en garde contre les influences négatives qui pourraient les détourner de cette tradition, mais insiste sur le fait que la fête est sacrée et n'est pas en conflit avec leur foi religieuse. Guillaume encourage les jeunes à surmonter la peur des critiques et des accusations de sorcellerie liées à la fête des ignames, affirmant que cette célébration est un héritage culturel qu'ils doivent perpétuer. Il les invite à participer activement à la fête tout en restant fidèles à leur foi, sans se laisser influencer par les interprétations négatives qui pourraient leur être imposées.

La fête Djidja symbolise la récolte, la bénédiction et la réunion familiale. Bien que la religion moderne ait modifié certains aspects de la pratique, les rituels continuent d'être respectés dans la mesure du possible par ceux qui suivent des religions monothéistes.

La fête Djidja, c’est aussi une effervescence commerciale et économique

L'activité économique à Grand-Morié est dominée par les cultures vivrières, notamment le manioc (aliment de base), et les petits commerces. Le dimanche est jour de marché dans ce village. Il n'y a pas meilleur moment que le dimanche de la fête pour faire de bonnes affaires. Le Djidja est la période rêvée qui booste l'économie locale. Tous les commerçants du canton Morié viennent y proposer leurs marchandises. Au marché, sur les éventaires, on trouve des produits vivriers, des cultures maraîchères, des friperies, des produits cosmétiques, etc.

L'hystérie de fête pousse les vendeuses à se pourlécher les bébés, faisant de la surenchère. « Il y a des marchandises au marché. Mais il faut que ton porte-monnaie soit lourd, sinon les vendeuses vont te couper la tête », se moque de la dame qui revenait du marché et répondait à une question qui lui était posée. Puis, en laissant traîner mes oreilles dans les causeries que j'épie, j'entends dire : « Il n'y a plus de poulets au marché. » Je crois que c'est un canular, mais à mon grand désarroi, cette affirmation est une triste réalité. « Des poulets sont venus des campements, mais ça n'a pas suffisant », affirme un villageois en se réjouissant que la population de volailles ait été complètement décimée pour servir la cause des réjouissances. Je me rends donc en mission de vérification de ces allégations.

Koné Mamadou, commerçant de cola, raconte que, malgré le fait qu'il ne soit pas boucher de métier, il se procure de la viande de bœuf pour la vendre pendant la fête, et que son petit frère se concentre sur la vente de poulets .

Son frère avait initialement 300 poulets (tant des poulets de chair que des poules pondeuses), mais tout a été vendu rapidement à cause de la forte demande provoquée par la fête. Cette forte consommation, révèle-t-il, démontre l'importance des festivités pour les ventes alimentaires locales. Les prix des poulets varient selon leur taille et leur type, avec certains vendus entre 5 500 et 6 500 francs CFA. 

« J'ai vendu tous mes 300 poulets que j'ai élevé à Mafou. Comme les gens demandaient toujours du poulet, j'ai demandé à un ami qui vit dans un autre village, Bécrédi-Brignan, de faire venir ses poulets pour couvrir la demande. Ce qui est venu ce dimanche matin est fini. Cet après-midi, je lui ai demandé de m'envoyer d'autres poulets. 

Vous voyez, il ne reste plus qu'une vingtaine. Comme demain est le lundi, le dernier jour de la fête, je suis en train de voir si je ne vais pas lui demander de m'envoyer d'autres poulets », se réjouit le frère de Mamadou, natif du village.

Depuis dix ans que Mamadou travaille à satisfaire la fourniture en protéines animales, il reconnaît que la fête Djidja a un impact considérable sur son commerce. Il observe également une augmentation significative de l'activité économique pendant cette période.

Tous les cantons voisins, ainsi que les habitants d'Abidjan, viennent à Grand-Morié pour assister à cette fête. Cela entraîne une augmentation de la fréquentation de son commerce, avec des clients venant de différentes régions.

Pour répondre à cette demande accumulée, le commerçant tue des bœufs et les vendons aux habitants. Il décrit avoir vendu un bœuf qu'il a acheté à 450 000 FCFA en une journée et prévoit d'en tuer un autre le lendemain, illustrant l'importance de la fête dans la stimulation de son activité.

Il assure avoir vendu au prix conventionnel fixé par le ministère en charge du commerce : le kilogramme de viande avec os à 2 700 FCFA et celui sans os à 3 000 FCFA. Cette forte demande pendant les festivités permet aux commerçants comme lui de réaliser de bonnes recettes.

Pour finir, Koné Mamadou souligne que cette année, la fête Djidja a attiré encore plus de monde que d'habitude, notamment parce qu'elle a eu lieu pendant un week-end, ce qui a facilité la participation des gens.

Il y avait tellement d'affluence que les taxis habituels étaient incapables de transporter tout le monde, et des véhicules supplémentaires ont été nécessaires pour faire face à la demande.

La fête Djidja symbolise la moisson, l'unité et les rétrouvailles dans le canton Morié. C'est une célébration ancestrale qui perdure, nonobstant l'influence de la religion moderne et du modernisme.

Beaucoup de ces rituels ont persisté, et certains de ses adeptes continuent d'y prendre part tout en adaptant leurs pratiques selon leurs croyances religieuses. Il existe une cohabitation pacifique entre les croyances traditionnelles et modernes, chacun apparaît selon ses convictions personnelles.

 

Patrick KROU, envoyé spécial à Grand-Morié.

 

Encadré

Ohouochi Adou N’gbesso, chef de village de Grand-Morié

« Le chef de terre est le détenteur exclusif du pouvoir en pays Abbey. »

Ohouochi Adou N’gbesso, chef de village de Grand-Morié. 

« Les Abbey sont issues de la lignée de la Reine Ablah Pokou. Une branche de ce groupe s'est installée à Grand-Morié. Ce village a connu plusieurs transformations au fil du temps jusqu'à son emplacement actuel.

Le dernier chef de terre, Nanan Bédé Gnachouè, a déclaré, après avoir conduit le village à son emplacement actuel, que celui-ci ne se déplacerait plus. En effet, autrefois, lors des épidémies, les habitants, n'ayant pas les moyens de soigner les malades, fuyaient en déplaçant le village. Nanan, fondateur de Grand-Morié et dernier chef de terre, a affirmé en s'installant ici : « Non, ce village ne se déplacea plus. »

Le nom "Morié" est une déformation de la dénomination originelle du village, provoquée par les colons. À l'origine, lorsque les Blancs sont arrivés pour la première fois, ils ont provoqué une grande stupeur parmi les habitants. La population, en proie à une peur panique, avait qualifié ces êtres mystérieux de génies. À leur vue, les gens se sont écrits en langue Abbey : « Amon-rié », signifiant « Dame Amon a eu peur » à la vue des Blancs, perçus comme des génies ou des extraterrestres. Avec le temps, ce nom s'est transformé et l'adjectif « Grand » a été ajouté, car le village, en pleine croissance démographique par rapport aux villages voisins, un acquis d'une certaine importance. C'est ainsi que l'appellation actuelle, "Grand-Morié", est née.

Grand-Morié est aujourd'hui le chef-lieu du canton et de la sous-préfecture. La sous-préfecture de Grand-Morié regroupe huit (8) villages.

Cette sous-préfecture est divisée en deux : la sous-préfecture de Grand-Morié et celle d'Attobrou.

Le canton Morié en compte 13 villages. Les villages de Laoguié et Moutcho font partie du canton, mais sont intégrés à la commune d'Agboville.

En pays Abbey, il y a une spécificité au’il faut relever. Le chef de village est appelé ‘’Ohouochi’’. Le chef de terre s'appelle "Nanan". Donc, si je dis Nanan Adou N’gbesso, cela pourrait créer de la confusion. Le chef de terre pourrait dire : « Non, tu n'es pas Nanan, tu n'as pas la qualité de Nanan. Tu es Ohouochi, le chef du village. » Ce sont donc des appellations différentes. Dans le protocole, le chef de terre est ‘’Nanan’’, est au-dessus du chef du village ‘’Ohouochi’’. Il est le détenteur exclusif du pouvoir.

"Nanan" désigne une personne très âgée. Le chef de terre, le ‘’Nanan’’, envoie souvent son fils pour le représenter, car ici, les ‘’Nanan’’ ne sortent presque jamais. Ils ne sortent en public qu'une seule fois : le troisième jour de la fête Djidja. Le ‘’Nanan’’ reste chez lui mais il ne sort jamais dans la rue.

Quelqu'un m'a demandé s'il ne va pas à l'hôpital. Oui, il va à l'hôpital, ou à Agboville. Mais quand il doit s'y rendre, un taxi vient le chercher, il fait ce qu'il a à faire, puis il rentre chez lui. Mais se promener dans le village ou rendre visite à d'autres personnes, non, il ne le fait jamais. C'est plutôt à ceux qui ont besoin de voir la Nana de venir à lui.

Quand on m'a choisi comme chef, on m'a attribué trois notables. Ensuite, j'ai choisi des personnes capables de m'aider à résoudre les problèmes. J'ai également désigné des personnes qui peuvent rechercher sur la situation des habitants. Nous en avons au moins onze, dont une femme.

On dit que Grand-Morié est une exception. Nous sommes les premiers à intégrer une femme dans notre notabilité. Elle n'est pas vraisemblablement notable, mais elle nous aide à régler certains problèmes, notamment ceux liés aux foyers. Quand il s'agit de problèmes familiaux, c'est elle qui donne des conseils. »

Propos recueillis par Patrick KROU à Grand-Morié.